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Message  DeProfundisMorpionibus Mar 11 Mai - 13:13

De l'obscurantisme contemporain, par Alain Badiou

Comment nommer les extraordinaires constructions intellectuelles que sont les oeuvres de Darwin, de Marx et de Freud ? Elles ne sont pas strictement des sciences, si même la biologie, y compris contemporaine, se pense dans le cadre darwinien. Elles ne sont pas non plus des philosophies, si même la dialectique, ce vieux nom platonicien de la philosophie, a reçu avec Marx une impulsion neuve. Elles ne sont pas réductibles aux pratiques qu'elles éclairent, même si l'expérimentation vient confirmer Darwin, si la politique révolutionnaire tente de vérifier l'hypothèse communiste de Marx et si la cure psychanalytique installe Freud aux lisières toujours mouvantes de la psychiatrie.

Appelons "XIXe siècle" le temps qui va de la Révolution française à la révolution russe. Je propose alors de nommer ces trois tentatives géniales des dispositifs de pensée, et de dire que, en un sens, ces dispositifs identifient ce que le XIXe siècle apporte, comme puissance neuve, à l'histoire de l'émancipation de l'humanité. A partir de Darwin, le mouvement de la vie et l'existence de l'espèce humaine, irréversiblement séparés de toute transcendance religieuse, sont rendus à l'immanence de leurs lois propres.

A partir de Marx, l'histoire des groupes humains est soustraite à l'opacité de la providence comme à la toute-puissance des inerties oppressives que sont la propriété privée, la famille et l'Etat. Elle est rendue au libre jeu des contradictions où peut s'écrire, fût-ce dans l'effort et l'incertitude, un devenir égalitaire. A partir de Freud, on comprend qu'il n'y a pas d'âme, dont la formation serait toujours moralisante, d'avoir à s'opposer aux désirs primordiaux où l'enfance se passe à faire advenir ce qu'on sera. C'est au contraire au plus vif de ces désirs, notamment sexuels, que se joue la liberté possible du sujet, tel qu'il est en proie au langage, ce résumé de l'ordre symbolique.

Depuis longtemps, les conservatismes de tous bords se sont acharnés contre ces trois grands dispositifs. C'est bien naturel. On sait comment aux Etats-Unis, encore aujourd'hui, on fait souvent obligation aux institutions éducatives d'opposer le créationnisme biblique à l'évolution au sens de Darwin. L'histoire de l'anticommunisme recoupe pratiquement celle de l'idéologie dominante dans tous les grands pays où règne, sous le nom de "démocratie", le capitalo-parlementarisme. Le positivisme psychiatrique normalisateur, qui voit partout des déviances et des anomalies à contrarier par la brutalité chimique, tente désespérément de "prouver" que la psychanalyse est une imposture.

Pendant tout un temps, singulièrement en France, ce sont cependant les immenses effets émancipateurs, dans la pensée et dans l'action, de Darwin, de Marx et de Freud, qui l'ont emporté, au travers bien entendu de discussions féroces, de révisions déchirantes et de critiques créatrices. Le mouvement de ces dispositifs dominait la scène intellectuelle. Les conservatismes étaient sur la défensive.

Depuis le vaste processus de normalisation mondiale engagé dès les années 1980, toute pensée émancipatrice ou même simplement critique dérange. On a donc vu se succéder les tentatives visant à extirper de la conscience publique toute trace des grands dispositifs de pensée, qu'on a pour la circonstance appelés des "idéologies", alors qu'ils étaient justement la critique rationnelle de l'asservissement idéologique. La France, selon Marx "terre classique de la lutte des classes", s'est hélas trouvée, sous l'action de petits groupes de renégats de la "décennie rouge" (1965-1975), aux avant-postes de cette réaction. On y a vu fleurir les "livres noirs" du communisme, de la psychanalyse, du progressisme, et en définitive de tout ce qui n'est pas le bêtisier contemporain : consomme, travaille, vote et tais-toi.

Parmi ces tentatives qui, sous couvert de "modernité", recyclent les vieilleries libérales remontant aux années 1820, les moins détestables ne sont pas celles qui se réclament d'un matérialisme de la jouissance pour tenir, en particulier sur la psychanalyse, des propos de corps de garde. Loin d'être en rapport avec quelque émancipation que ce soit, l'impératif "Jouis !" est celui-là même auquel nous ordonnent d'obéir les sociétés dites occidentales. Et ce afin que nous nous interdisions à nous-mêmes d'organiser ce qui compte : le processus libérateur des quelques vérités disponibles dont les grands dispositifs de pensée assuraient la garde.

Nous appellerons donc "obscurantisme contemporain" toutes les formes sans exception de mise à mal et d'éradication de la puissance contenue, pour le bénéfice de l'humanité tout entière, dans Darwin, Marx et Freud.

http://www.lemonde.fr/opinions/article/2010/05/07/de-l-obscurantisme-contemporain-par-alain-badiou_1348095_3232.html
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Grand Echevin

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