L’extrême droite s’enracine en Europe
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L’extrême droite s’enracine en Europe
Les sanglantes attaques (78 morts) perpétrées par Anders Behring Breivik le 22 juillet 2011 en Norvège ont brutalement réveillé tous ceux qui, en Europe, regardaient passivement l’extrême droite islamophobe gagner du terrain. Une trentaine de partis politiques dont les programmes revendiquent ouvertement une « identité européenne pure » sont, en effet, en train de consolider leurs positions dans certains parlements (en passant parfois des accords avec la droite traditionnelle, comme aux Pays-Bas), et occupent une place de plus en plus large dans les médias.
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L’Europe de l’extrême droite
Carte (mise en place par Cécile Marin) extraite de Mondes émergents, l’Atlas du Monde diplomatique 2012.
Ces partis, à l’instar du Forum nordique, maîtrisent aussi très bien les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, ce qui leur donne encore plus de visibilité pour répandre leurs messages de haine et renforcer leurs alliances nationales et internationales.
Les responsables de cette propagande nauséabonde se retranchent toujours derrière le principe de la liberté d’expression, et, lorsqu’ils sont critiqués pour des discours qui pourraient encourager de futurs Breivik, ils affirment que le carnage provoqué par ce « loup solitaire » n’a rien à voir avec le climat qu’ils contribuent à créer. Ils se présentent eux-mêmes comme des victimes que l’on tente de censurer. Ils prétendent que l’Europe, à terme, va perdre son « identité chrétienne ». Ces populistes agissent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du système électoral : bien qu’élus et donc présents dans les Parlements, ils ne cessent de critiquer les démocraties en les accusant d’être bien trop libérales sur la question des flux migratoires.
L’extrême droite européenne cède au fantasme d’une Europe « pure » par opposition à l’Europe « réelle » qui, elle, est bien diversifiée. Comme Anders Behring Breivik, des milliers de personnalités qui animent des sites Internet et des blogs (Gates of Vienna, Brussels Journal), des organisations telles que l’English Defence League, Platform per Catalunya ou Militia Christi ainsi que des chefs religieux préparent tous activement le terreau fertile dans lequel peut s’épanouir l’extrémisme.
Une enquête de l’université de Nottingham conduite par Matthew Goodwin montre que les partis extrémistes se caractérisent surtout par leur opposition viscérale à l’immigration (en particulier à l’immigration musulmane), à la diversité ethnique, et enfin au multiculturalisme, autant de caractéristiques sociales qu’ils considèrent être un grand danger pour l’Europe.
Ils pensent par ailleurs que les partis politiques traditionnels sont bien trop « mous » dans leurs réponses aux questions liées à l’immigration [1]. Une autre étude, conduite par Elisabeth Ivarsflaten, montre que les partis populistes ont tous connu leurs plus grands succès électoraux après avoir intégré dans leurs discours et leurs programmes une forte dimension anti-immigration [2].
Ces « nouveaux » populistes évitent soigneusement le discours traditionnel, raciste et antisémite, et préfèrent orienter plus subtilement leurs analyses sur les questions de culture et d’identité. Paradoxalement, ils se réclament de deux identités antagonistes : chrétienne pour la reconnaissance d’un passé européen mythologique, et séculaire pour lutter contre l’islam.
Ils combattent les politiciens « marxistes » ou trop libéraux. C’est sur cette ligne qu’Anders Behring Breivik a attaqué les bâtiments gouvernementaux à Oslo puis le camp d’été des jeunes travaillistes sur l’île d’Utøya. Ils sont en général pro-américains, entretiennent des relations étroites avec l’extrême droite aux Etats-Unis et considèrent Israël comme un rempart protégeant l’Occident contre l’islam. Par temps de crise, ils utilisent aussi l’argument de l’emploi et de l’Etat-providence pour se justifier : les immigrés volent les emplois et grugent l’Etat-providence, la sécurité sociale en particulier, puisqu’ils ont beaucoup plus d’enfants que la moyenne des Européens, etc.
Dans son manifeste — un méga copié-collé d’idées d’extrême droite somme toute classiques —, Anders Behring Breivik oppose l’Etat providence et l’hégémonie identitaire au pluralisme. « Les sociétés européennes, écrit-il, doivent pouvoir compter sur une solide cohésion sociale, laquelle ne peut vraiment exister que dans un système de monoculture où tout le monde a totalement confiance en tout le monde. »
L’étude de Goodwin révèle que la majorité de ceux qui votent pour les partis populistes viennent des milieux modestes ou des classes moyennes. Ce sont aussi souvent des petits commerçants ou des agriculteurs effrayés par les violents changements économiques et sociaux. « La mondialisation des marchés et la dérégulation économique ont précipité la planète dans une ère d’incertitude qui provoque nécessairement de la peur », rappelle Javier de Lucas, professeur à l’université de Valence. A cela, l’extrême droite oppose un discours composé de formules simplistes, et fait porter la responsabilité de tous les maux économiques et sociaux sur les « politiciens », les « gauchistes » et les immigrés.
« Le seul vrai moyen de mobiliser les gens, c’est de leur faire peur : peur des immigrés, peur de la criminalité… », écrit le philosophe Slavoj Zizek [3].
Timides contre-attaques
Les politiciens modérés restent relativement impuissants face aux attaques de l’extrême droite, et, quand ils tentent de répondre, ils le font de manière contradictoire : les partis de centre gauche — pour éviter de perdre un électorat sensible à ces questions — reprennent volontiers à leur compte les thèmes de prédilection de l’extrême droite, en particulier l’« immigration ». Dans les faits, l’Europe impose une politique de plus en plus restrictive pour limiter le droit d’asile et les flux migratoires entrants, alors qu’en même temps partis politiques et gouvernement prônent une « plus grande tolérance » envers les étrangers ! La réalité, c’est que les sentiments xénophobes se développent, et que les populations immigrées musulmanes et leur culture sont de plus en plus rejetées.
Si l’Europe souhaite soutenir sa croissance, elle aura besoin d’ouvrir grand la porte à la migration. Mais cet argument ne suffit pas à faire reculer l’islamophobie. « Il y a quelque chose qui m’inquiète bien plus que la poussée de l’extrême droite lors des scrutins de 2010, explique Thomas Hammarberg, commissaire aux droits humains au Conseil de l’Europe, c’est la profonde inertie et surtout la confusion dans laquelle les partis modérés démocratiques de gauche ou de droite semblent être tombés. On a même l’impression que ces partis ont fini par accepter que les discours de haine et cette xénophobie décomplexée soient intégrés dans le champ politique comme quelque chose de normal : leurs chefs ont totalement échoué à enrayer cette montée de l’islamophobie [4]. »
Les médias dominants ont ouvert le débat, non sans perdre de vue qu’une partie importante de leur audience glisse progressivement, électoralement parlant, vers la droite populiste, d’autant qu’apparaissent dans le paysage médiatique — comme aux Etats-Unis — de nouveaux médias ultra-nationalistes, ainsi que des milliers de sites Internet ou de livres qui, pour la plupart, ont su se faire accepter dans l’espace de débat comme s’ils étaient de très sérieuses institutions de sciences politiques [5].
C’est ainsi que l’essayiste britannique Bat Yeor, de son vrai nom Gisèle Littman-Orebi, a « inventé » le fameux axe euro-arabe (ou Eurabia), abondamment cité par Breivik dans son manifeste, et dans lequel elle prédit que l’Europe sera tôt ou tard conquise par les musulmans. L’auteure explique que les juifs et les chrétiens seront assujettis à la loi islamique [6].
« Aujourd’hui, la liberté de parole est totale et l’essentiel de ce qui se publie n’est ni édité ni censuré, rappelle Sindre Bangstad, enseignant à l’université d’Oslo. Les discours islamophobes peuvent se répandre beaucoup plus facilement qu’avant. Dans ce contexte, les opinions outrancières comme celles soutenues par Breivik sont à peine discernables de celles que l’on peut trouver sur certains médias sociaux, et même parfois dans les médias dominants en Norvège [7]… »
Toutefois, les auteurs dangereux ne sont pas tous des paranoïaques déments et sanguinaires. Le très respectable économiste social-démocrate allemand Thilo Sarrazin a publié en 2010 un livre dans lequel il explique très sérieusement que son pays va devenir de plus en plus pauvre et perdre son identité comme son potentiel, parce que les immigrés turcs et arabes ont un quotient intellectuel inférieur. Il prétend que ses idées sont soutenues par un tiers des Allemands pour qui l’Etat devrait limiter l’immigration et la pratique de l’islam. En octobre 2010, c’est Angela Merkel qui se rallie en déclarant : « Le multiculturalisme a échoué ». David Cameron, le premier ministre anglais, dira exactement la même chose quelques jours après. En septembre 2011, le Parti national-démocratique allemand (NPD) a obtenu 6 % des voix au parlement de Mecklenbourg-Poméranie occidentale, score exceptionnel pour le pays.
Sur la question des immigrés, les partis de centre-gauche ont deux options : « l’intégration » ou « l’assimilation ». Le concept d’assimilation imprègne le discours politique jusqu’aux années 1980 : il signifie que les immigrés doivent s’adapter à « notre » société en renonçant à tout ou partie de leurs religion, culture ou traditions. L’« intégration », quant à elle, admet que les « nouveaux citoyens » conservent leurs spécificités, comme d’ailleurs toutes les immigrations antérieures l’ont fait. Dans une acception moderne, l’intégration suppose un effort d’adaptation réciproque, et notamment, l’acceptation par le pays d’accueil de la religion de ceux qu’il accueille [8].
Les revendications pour rendre les symboles religieux invisibles dans l’espace publique (minarets, burqas, voiles, mosquées…) sont de plus en plus fortes [9].
D’une manière générale, les deux stratégies ont échoué. Les communautés d’immigrés ont plutôt tendance à s’isoler pour éviter d’être assimilées. Elles se sentent souvent discriminées, et les sociétés qui les reçoivent ne ressentent pas le besoin de changer quoi que ce soit puisqu’elles les considèrent comme un corps extérieur indifférencié et fragmenté. En Allemagne, après quarante ans de vie commune, les populations turques et allemandes ne savent toujours que très peu de choses les unes des autres. C’est un paradoxe.
L’étude de Goodwin a aussi mis en évidence des résultats troublants pour ce qui concerne la réponse politique envers l’extrême droite en général. Depuis que les partis politiques sont devenus des « machines électorales », les partis populistes exploitent à plein la possibilité de s’adresser directement aux électeurs et de répondre à leurs inquiétudes sur les questions d’immigration, ce que les autres partis ne font pas.
Sommes-nous prêts à laisser tomber nos approches communautaristes pour adopter une citoyenneté plurielle fondée sur des normes et des valeurs fondamentales communes ?
« La société européenne dans sa pluralité est coresponsable, explique Javier De Lucas. Nous devons apprendre à nos sociétés à accepter l’évolution vers un monde multiculturel et à négocier pour cela. Mais hélas, la société ne bouge pas. Elle n’est pas très motivée, les politiques migratoires très restrictives mises en place par nos gouvernements envoient des signaux contraires : sans négociation, sans volonté de changer, d’évoluer, le projet unilatéral d’intégration des populations immigrées est voué à l’échec [10]. »
Mariano Aguirre est directeur du Norwegian Peacebuilding Resource Centre (NOREF) à Oslo.
L’essayiste et journaliste norvégien Øyvind Strømmen a publié chez Cappelen Dammen en 2011 un livre sur l’extrême droite européenne intitulé Det mørke nettet. Il sortira en français chez Actes Sud en avril 2012 sous le titre Le Réseau brun. Stratégies et connexions de l’extrême droite européenne.
Voici un extrait de la présentation qu’en fait Actes Sud :
« Nous allons punir Anders Behring Breivik ! déclarait Jens Stoltenberg, le premier ministre norvégien. Notre réponse sera plus de démocratie, plus d’ouverture, une société encore plus multiculturelle. Mais sans naïveté. »
« La première partie de cette citation fut dénoncée par la droite et l’extrême droite qui protestaient contre ce coup de projecteur dont elles étaient l’objet. Ce qui est bizarre, c’est que la dernière partie n’est que très rarement citée : ce livre a été écrit pour tenter d’expliquer cette « naïveté » dont nous avons fait preuve à l’égard de la montée de l’extrême droite », écrit l’auteur en introduction de son ouvrage.
L’enquête d’Øyvind Strømmen replace les attentats du 22 juillet 2011 dans le contexte du réseau idéologique peu connu de la nouvelle extrême droite européenne sur Internet. L’auteur ne mâche pas ses mots : « La bête immonde est d’actualité, elle se nourrit de nos banalisations, elle nous cache ses véritables intentions. »
Notes
[1] Matthew Goodwin, « Right Response. Understanding and Countering Populist Extremism in Europe », A Chatham House Report, The Royal Institute for International Affairs, Londres, 2011.
[2] Elisabeth Ivarsflaten, « What united right wing populists in Western Europe ? » (PDF), Nuffield College, University of Oxford, 2006.
[3] Slavoj Zizek, « Barbarie con rostro humano », El Pais, 23 octobre 2010 ; « Liberal multiculturalism masks an old barbarism with a human face », The Guardian, 3 octobre 2010.
[4] Tony Barber, « Immigration : tensions unveiled », Financial Times, 15 novembre 2010.
[5] Michael Tomasky, « Republican Days of Wrath », The New York Review of Books, 29 septembre 2011.
[6] Bat Yeor, Eurabia : the Euro-Arab axis, Fairleigh Dickinson University Press, New Jersey. Les autres auteurs sont Bruce Bawer, Melanie Phillips, Peder Are Nøstvold Jensen (alias Fjordam) et Hallgrim Berg.
[7] Sindre Bangstad, « Norway : terror and Islamophobia in the mirror », Opendemocracy, 22 août 2011.
[8] Bhikhu Parekh, A new politics of identity, Palgrave, Londres, 2008, pp. 82.85.
[9] Olivier Roy, « L’islam en Europe, une religion qui doit être traitée comme les autres », in Patrick Haenni and Stéphane Lathion (Eds.), Les minarets de la discorde , Eclairage sur un débat suisse et européen, Religioscope Infolio, 2009.
[10] « Todos somos extranjeros para el otro », Pagina 12, 1er novembre 2010.
http://blog.mondediplo.net/2012-03-10-L-extreme-droite-s-enracine-en-Europe
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L’Europe de l’extrême droite
Carte (mise en place par Cécile Marin) extraite de Mondes émergents, l’Atlas du Monde diplomatique 2012.
Ces partis, à l’instar du Forum nordique, maîtrisent aussi très bien les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, ce qui leur donne encore plus de visibilité pour répandre leurs messages de haine et renforcer leurs alliances nationales et internationales.
Les responsables de cette propagande nauséabonde se retranchent toujours derrière le principe de la liberté d’expression, et, lorsqu’ils sont critiqués pour des discours qui pourraient encourager de futurs Breivik, ils affirment que le carnage provoqué par ce « loup solitaire » n’a rien à voir avec le climat qu’ils contribuent à créer. Ils se présentent eux-mêmes comme des victimes que l’on tente de censurer. Ils prétendent que l’Europe, à terme, va perdre son « identité chrétienne ». Ces populistes agissent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du système électoral : bien qu’élus et donc présents dans les Parlements, ils ne cessent de critiquer les démocraties en les accusant d’être bien trop libérales sur la question des flux migratoires.
L’extrême droite européenne cède au fantasme d’une Europe « pure » par opposition à l’Europe « réelle » qui, elle, est bien diversifiée. Comme Anders Behring Breivik, des milliers de personnalités qui animent des sites Internet et des blogs (Gates of Vienna, Brussels Journal), des organisations telles que l’English Defence League, Platform per Catalunya ou Militia Christi ainsi que des chefs religieux préparent tous activement le terreau fertile dans lequel peut s’épanouir l’extrémisme.
Une enquête de l’université de Nottingham conduite par Matthew Goodwin montre que les partis extrémistes se caractérisent surtout par leur opposition viscérale à l’immigration (en particulier à l’immigration musulmane), à la diversité ethnique, et enfin au multiculturalisme, autant de caractéristiques sociales qu’ils considèrent être un grand danger pour l’Europe.
Ils pensent par ailleurs que les partis politiques traditionnels sont bien trop « mous » dans leurs réponses aux questions liées à l’immigration [1]. Une autre étude, conduite par Elisabeth Ivarsflaten, montre que les partis populistes ont tous connu leurs plus grands succès électoraux après avoir intégré dans leurs discours et leurs programmes une forte dimension anti-immigration [2].
Ces « nouveaux » populistes évitent soigneusement le discours traditionnel, raciste et antisémite, et préfèrent orienter plus subtilement leurs analyses sur les questions de culture et d’identité. Paradoxalement, ils se réclament de deux identités antagonistes : chrétienne pour la reconnaissance d’un passé européen mythologique, et séculaire pour lutter contre l’islam.
Ils combattent les politiciens « marxistes » ou trop libéraux. C’est sur cette ligne qu’Anders Behring Breivik a attaqué les bâtiments gouvernementaux à Oslo puis le camp d’été des jeunes travaillistes sur l’île d’Utøya. Ils sont en général pro-américains, entretiennent des relations étroites avec l’extrême droite aux Etats-Unis et considèrent Israël comme un rempart protégeant l’Occident contre l’islam. Par temps de crise, ils utilisent aussi l’argument de l’emploi et de l’Etat-providence pour se justifier : les immigrés volent les emplois et grugent l’Etat-providence, la sécurité sociale en particulier, puisqu’ils ont beaucoup plus d’enfants que la moyenne des Européens, etc.
Dans son manifeste — un méga copié-collé d’idées d’extrême droite somme toute classiques —, Anders Behring Breivik oppose l’Etat providence et l’hégémonie identitaire au pluralisme. « Les sociétés européennes, écrit-il, doivent pouvoir compter sur une solide cohésion sociale, laquelle ne peut vraiment exister que dans un système de monoculture où tout le monde a totalement confiance en tout le monde. »
L’étude de Goodwin révèle que la majorité de ceux qui votent pour les partis populistes viennent des milieux modestes ou des classes moyennes. Ce sont aussi souvent des petits commerçants ou des agriculteurs effrayés par les violents changements économiques et sociaux. « La mondialisation des marchés et la dérégulation économique ont précipité la planète dans une ère d’incertitude qui provoque nécessairement de la peur », rappelle Javier de Lucas, professeur à l’université de Valence. A cela, l’extrême droite oppose un discours composé de formules simplistes, et fait porter la responsabilité de tous les maux économiques et sociaux sur les « politiciens », les « gauchistes » et les immigrés.
« Le seul vrai moyen de mobiliser les gens, c’est de leur faire peur : peur des immigrés, peur de la criminalité… », écrit le philosophe Slavoj Zizek [3].
Timides contre-attaques
Les politiciens modérés restent relativement impuissants face aux attaques de l’extrême droite, et, quand ils tentent de répondre, ils le font de manière contradictoire : les partis de centre gauche — pour éviter de perdre un électorat sensible à ces questions — reprennent volontiers à leur compte les thèmes de prédilection de l’extrême droite, en particulier l’« immigration ». Dans les faits, l’Europe impose une politique de plus en plus restrictive pour limiter le droit d’asile et les flux migratoires entrants, alors qu’en même temps partis politiques et gouvernement prônent une « plus grande tolérance » envers les étrangers ! La réalité, c’est que les sentiments xénophobes se développent, et que les populations immigrées musulmanes et leur culture sont de plus en plus rejetées.
Si l’Europe souhaite soutenir sa croissance, elle aura besoin d’ouvrir grand la porte à la migration. Mais cet argument ne suffit pas à faire reculer l’islamophobie. « Il y a quelque chose qui m’inquiète bien plus que la poussée de l’extrême droite lors des scrutins de 2010, explique Thomas Hammarberg, commissaire aux droits humains au Conseil de l’Europe, c’est la profonde inertie et surtout la confusion dans laquelle les partis modérés démocratiques de gauche ou de droite semblent être tombés. On a même l’impression que ces partis ont fini par accepter que les discours de haine et cette xénophobie décomplexée soient intégrés dans le champ politique comme quelque chose de normal : leurs chefs ont totalement échoué à enrayer cette montée de l’islamophobie [4]. »
Les médias dominants ont ouvert le débat, non sans perdre de vue qu’une partie importante de leur audience glisse progressivement, électoralement parlant, vers la droite populiste, d’autant qu’apparaissent dans le paysage médiatique — comme aux Etats-Unis — de nouveaux médias ultra-nationalistes, ainsi que des milliers de sites Internet ou de livres qui, pour la plupart, ont su se faire accepter dans l’espace de débat comme s’ils étaient de très sérieuses institutions de sciences politiques [5].
C’est ainsi que l’essayiste britannique Bat Yeor, de son vrai nom Gisèle Littman-Orebi, a « inventé » le fameux axe euro-arabe (ou Eurabia), abondamment cité par Breivik dans son manifeste, et dans lequel elle prédit que l’Europe sera tôt ou tard conquise par les musulmans. L’auteure explique que les juifs et les chrétiens seront assujettis à la loi islamique [6].
« Aujourd’hui, la liberté de parole est totale et l’essentiel de ce qui se publie n’est ni édité ni censuré, rappelle Sindre Bangstad, enseignant à l’université d’Oslo. Les discours islamophobes peuvent se répandre beaucoup plus facilement qu’avant. Dans ce contexte, les opinions outrancières comme celles soutenues par Breivik sont à peine discernables de celles que l’on peut trouver sur certains médias sociaux, et même parfois dans les médias dominants en Norvège [7]… »
Toutefois, les auteurs dangereux ne sont pas tous des paranoïaques déments et sanguinaires. Le très respectable économiste social-démocrate allemand Thilo Sarrazin a publié en 2010 un livre dans lequel il explique très sérieusement que son pays va devenir de plus en plus pauvre et perdre son identité comme son potentiel, parce que les immigrés turcs et arabes ont un quotient intellectuel inférieur. Il prétend que ses idées sont soutenues par un tiers des Allemands pour qui l’Etat devrait limiter l’immigration et la pratique de l’islam. En octobre 2010, c’est Angela Merkel qui se rallie en déclarant : « Le multiculturalisme a échoué ». David Cameron, le premier ministre anglais, dira exactement la même chose quelques jours après. En septembre 2011, le Parti national-démocratique allemand (NPD) a obtenu 6 % des voix au parlement de Mecklenbourg-Poméranie occidentale, score exceptionnel pour le pays.
Sur la question des immigrés, les partis de centre-gauche ont deux options : « l’intégration » ou « l’assimilation ». Le concept d’assimilation imprègne le discours politique jusqu’aux années 1980 : il signifie que les immigrés doivent s’adapter à « notre » société en renonçant à tout ou partie de leurs religion, culture ou traditions. L’« intégration », quant à elle, admet que les « nouveaux citoyens » conservent leurs spécificités, comme d’ailleurs toutes les immigrations antérieures l’ont fait. Dans une acception moderne, l’intégration suppose un effort d’adaptation réciproque, et notamment, l’acceptation par le pays d’accueil de la religion de ceux qu’il accueille [8].
Les revendications pour rendre les symboles religieux invisibles dans l’espace publique (minarets, burqas, voiles, mosquées…) sont de plus en plus fortes [9].
D’une manière générale, les deux stratégies ont échoué. Les communautés d’immigrés ont plutôt tendance à s’isoler pour éviter d’être assimilées. Elles se sentent souvent discriminées, et les sociétés qui les reçoivent ne ressentent pas le besoin de changer quoi que ce soit puisqu’elles les considèrent comme un corps extérieur indifférencié et fragmenté. En Allemagne, après quarante ans de vie commune, les populations turques et allemandes ne savent toujours que très peu de choses les unes des autres. C’est un paradoxe.
L’étude de Goodwin a aussi mis en évidence des résultats troublants pour ce qui concerne la réponse politique envers l’extrême droite en général. Depuis que les partis politiques sont devenus des « machines électorales », les partis populistes exploitent à plein la possibilité de s’adresser directement aux électeurs et de répondre à leurs inquiétudes sur les questions d’immigration, ce que les autres partis ne font pas.
Sommes-nous prêts à laisser tomber nos approches communautaristes pour adopter une citoyenneté plurielle fondée sur des normes et des valeurs fondamentales communes ?
« La société européenne dans sa pluralité est coresponsable, explique Javier De Lucas. Nous devons apprendre à nos sociétés à accepter l’évolution vers un monde multiculturel et à négocier pour cela. Mais hélas, la société ne bouge pas. Elle n’est pas très motivée, les politiques migratoires très restrictives mises en place par nos gouvernements envoient des signaux contraires : sans négociation, sans volonté de changer, d’évoluer, le projet unilatéral d’intégration des populations immigrées est voué à l’échec [10]. »
Mariano Aguirre est directeur du Norwegian Peacebuilding Resource Centre (NOREF) à Oslo.
L’essayiste et journaliste norvégien Øyvind Strømmen a publié chez Cappelen Dammen en 2011 un livre sur l’extrême droite européenne intitulé Det mørke nettet. Il sortira en français chez Actes Sud en avril 2012 sous le titre Le Réseau brun. Stratégies et connexions de l’extrême droite européenne.
Voici un extrait de la présentation qu’en fait Actes Sud :
« Nous allons punir Anders Behring Breivik ! déclarait Jens Stoltenberg, le premier ministre norvégien. Notre réponse sera plus de démocratie, plus d’ouverture, une société encore plus multiculturelle. Mais sans naïveté. »
« La première partie de cette citation fut dénoncée par la droite et l’extrême droite qui protestaient contre ce coup de projecteur dont elles étaient l’objet. Ce qui est bizarre, c’est que la dernière partie n’est que très rarement citée : ce livre a été écrit pour tenter d’expliquer cette « naïveté » dont nous avons fait preuve à l’égard de la montée de l’extrême droite », écrit l’auteur en introduction de son ouvrage.
L’enquête d’Øyvind Strømmen replace les attentats du 22 juillet 2011 dans le contexte du réseau idéologique peu connu de la nouvelle extrême droite européenne sur Internet. L’auteur ne mâche pas ses mots : « La bête immonde est d’actualité, elle se nourrit de nos banalisations, elle nous cache ses véritables intentions. »
Notes
[1] Matthew Goodwin, « Right Response. Understanding and Countering Populist Extremism in Europe », A Chatham House Report, The Royal Institute for International Affairs, Londres, 2011.
[2] Elisabeth Ivarsflaten, « What united right wing populists in Western Europe ? » (PDF), Nuffield College, University of Oxford, 2006.
[3] Slavoj Zizek, « Barbarie con rostro humano », El Pais, 23 octobre 2010 ; « Liberal multiculturalism masks an old barbarism with a human face », The Guardian, 3 octobre 2010.
[4] Tony Barber, « Immigration : tensions unveiled », Financial Times, 15 novembre 2010.
[5] Michael Tomasky, « Republican Days of Wrath », The New York Review of Books, 29 septembre 2011.
[6] Bat Yeor, Eurabia : the Euro-Arab axis, Fairleigh Dickinson University Press, New Jersey. Les autres auteurs sont Bruce Bawer, Melanie Phillips, Peder Are Nøstvold Jensen (alias Fjordam) et Hallgrim Berg.
[7] Sindre Bangstad, « Norway : terror and Islamophobia in the mirror », Opendemocracy, 22 août 2011.
[8] Bhikhu Parekh, A new politics of identity, Palgrave, Londres, 2008, pp. 82.85.
[9] Olivier Roy, « L’islam en Europe, une religion qui doit être traitée comme les autres », in Patrick Haenni and Stéphane Lathion (Eds.), Les minarets de la discorde , Eclairage sur un débat suisse et européen, Religioscope Infolio, 2009.
[10] « Todos somos extranjeros para el otro », Pagina 12, 1er novembre 2010.
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DeProfundisMorpionibus- Grand Echevin
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Re: L’extrême droite s’enracine en Europe
euh, je ne vois pas la carte...
Serena- Saint Esprit
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