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Comment j'ai piégé le WEB. Petite leçon de pédagogie,...

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Comment j'ai piégé le WEB. Petite leçon de pédagogie,... Empty Comment j'ai piégé le WEB. Petite leçon de pédagogie,...

Message  Mind Matter Lun 26 Mar - 10:27


Petite expérience amusante sur l'usage du numérique en lettres
Préambule
Pendant ma première année au lycée, j’ai donné à mes élèves de Première une dissertation à faire à la maison. Avec les vacances scolaires les élèves avaient presque un mois pour la rédiger : c’était leur première dissertation de l’année.



Plus tard, en corrigeant chez moi, je me suis aperçu que des expressions syntaxiquement obscures étaient répétées à l’identique dans plusieurs copies. En les recherchant sur Google, j’ai trouvé des corrigés sur un sujet de dissertation voisin vendus à 1,95€. Interloqué, j’ai immédiatement arrêté de corriger les copies, ne sachant plus à quoi ou à qui j’avais affaire et ayant l’impression de travailler dans le vide.

Plus tard, la même année, j’ai donné sur table à une de mes classes un commentaire composé, sur un passage d’une œuvre classique. Je n’ai pas particulièrement surveillé l’épreuve, le commentaire composé étant, comme la dissertation ou le sujet d’invention, un bon exemple d’exercice on ne peut plus personnel, où copier sur le voisin n’a absolument aucun sens. En corrigeant chez moi les copies, j’ai constaté, dans une copie, des choses étranges : des termes ou des expressions qu’un élève de Première n’emploierait pas, une introduction catastrophique mais un développement convenable. En tapant une des expressions sur Google, j’ai réalisé que l’élève avait utilisé son smartphone pendant le cours et recopié le premier corrigé venu sur Google en tâchant maladroitement de le maquiller. En rendant les copies j’ai tenu un discours sévère à la classe sans indiquer qui avait triché. Après le cours, l’élève concerné, en pleurs, a reconnu les faits.

J’ai donc décidé de mener une petite expérience pédagogique l’année suivante : j'ai pourri le web !



Tendre sa toile...
Vers la fin de l’été de cette même année, j’ai exhumé de ma bibliothèque un poème baroque du XVIIème siècle, introuvable ou presque sur le web. L’auteur en est Charles de Vion d’Alibray. Le date de composition du poème est inconnue, ce qui empêche toute spéculation biographique.



SONNET




Ainsi que l’arc-en-ciel tout regorgeant de pleurs

Prend devant le soleil cent couleurs incertaines,

Et périt quand se cache ou s’en va luire ailleurs

Cet astre dont le feu rend fertiles nos plaines ;



Tout de même à l’aspect du sujet de mes peines,

Je prends en un instant cent diverses couleurs,

Je pâlis, je rougis sous l’effort des douleurs,

Et de l’eau de mes pleurs sens regorger mes veines.



Mais ni de voir en moi ce triste changement,

Ni de savoir combien j’aime fidèlement,

Ne touche mon ingrate ou d’amour ou de honte ;



Tant s’en faut, elle rit de me voir endurer,

Et pour en rendre même encor ma fin plus prompte,

Elle fuit et s’en va d’autres lieux éclairer.


1ère étape : j’ai créé un compte pour devenir contributeur sur Wikipédia et, pour montrer patte blanche, apporté plusieurs contributions utiles sur quelques articles littéraires. J’ai ensuite modifié la très succincte notice biographique de Wikipédia consacrée à Charles de Vion d’Alibray en glissant ce petit ajout : « Son amour célèbre et malheureux pour Mademoiselle de Beaunais donne à sa poésie, à partir de 1636, une tournure plus lyrique et plus sombre. »

2ème étape : j’ai posté sur différents forums des questions relatives à ce poème en me faisant passer pour un élève posant des questions de compréhension littérale ou d’interprétation sur le poème. Puis, me reconnectant en me faisant passer pour un érudit, j’ai donné des réponses en apparence savantes et bien renseignées, mais en réalité totalement ineptes, du type interprétation christique tirée par les cheveux. La plupart de ces pages ont depuis malheureusement disparu dans les abysses du web ou ne sont plus référencées.

3ème étape : j’ai rédigé un pseudo-commentaire, le plus lamentable possible, avec toutes les erreurs imaginables pour un élève de Première, et même quelques fautes d’orthographe discrètes, tout en prenant garde à ce que ce commentaire ait l’air convaincant pour quelqu’un de pas très regardant ou de pas très compétent. Pour les amateurs de littérature ou les professeurs de lettres, ce corrigé absurde est d'ailleurs assez amusant. J'avoue avoir même pris un certain plaisir à le rédiger.

Introduction

Avec ce texte, Charles de Vion Dalibray (ou d’Alibray), grand auteur du XVIIe siècle qui appartient à une famille noble, nous livre, dans ce style inimitable dont il a le secret, un sonnet de cour presque romantique, plein de grâce et de préciosité, en hommage à une jeune femme dont il a fait la connaissance à Tours, Anne de Beaunais, et dont il s’est vivement épris. Dans ce sonnet, le poète décrit l’arc-en-ciel et ses cent couleurs majestueuses et fait, à travers lui, la description de sa bien-aimée. En guise de problématique, nous montrerons que ce sonnet de cour est original en étudiant deux grands axes : la composition typique du sonnet français s’opposant à son esthétique foncièrement baroque.




I. Une composition typique de sonnet français

a) La structure rimique

A la manière italienne, Charles de Vion alterne savamment les rimes masculines et féminines. Dans les deux quatrains, les rimes sont d’abord croisées puis ensuite embrassées, ce qui indique une rapide métamorphose des sentiments du narrateur. Les rimes croisées renvoient d’abord à la rencontre, et les rimes embrassées à la naissance de l’amour, soulignée par une magnifique oxymore : « je rougis, je pâlis » (v. 7).




b) L’organisation rigoureuse des strophes

Respectant les règles classiques, les deux quatrains, consacrés à l’arc-en-ciel, sont suivis de deux tercets plus courts, ce qui accélère le rythme de l’action. L’amour naissant devient un amour impossible, souligné par l’adverbe d’opposition « mais » (v. 9). Charles de Vion éprouve un « triste changement » renforcé par le champ lexical des « douleurs » (v. 7) car la jeune fille aimée, dit-il non sans une certaine amertume, est « ingrate » (v. 11) : elle ne reconnaît pas ses sacrifices amoureux.




c) Un rythme particulier

Au niveau des alexandrins, les coupes régulières à l’hémistiche occasionnent un rythme heurté, qui souligne les « pleurs » répétés du poète (v. 1 et v. Cool. L’amour est sans cesse renouvelé, prenant cent formes différentes (« Je prends en un instant cent diverses couleurs ») : à la manière précieuse, l’amour est comparé à un arc-en-ciel coloré et scintillant avec fugacité.




II. Une esthétique particulièrement baroque

a) Une belle déclaration d’amour

Le motif de l’arc-en-ciel est tout à fait typique de l’esthétique baroque. Par ses jeux de lumière, il symbolise la beauté miroitante (avec notamment l’hyperbole répétée « cent couleurs » v. 2 et v. 7) et la richesse opulente (« regorgeant » v. 1 et « regorger » v. Cool, signes d’un amour sans égal et source de vie (« fertiles » v. 4). Le rejet à l’hémistiche de « j’aime » (v. 10) insiste sur l’amour fidèle du poète (« fidèlement » v. 10). Il est à remarquer que le mot « amour » (v. 11) n’apparaît qu’à la fin du premier tercet, ménageant ainsi le suspense d’une déclaration qui ne veut pas se dire.

Contrairement aux poèmes d’amour que composera ensuite un Pierre de Ronsard, la jeune fille n’est pas ici nommée car Charles de Vion veut respecter l’honneur de sa lignée. C’est pourquoi il emploie, de façon répétée et avec infiniment de pudeur et de délicatesse, le pronom indéfini « elle » (v. 12 et v. 14). Il n’y a d’ailleurs pas d’épitaphe au début du poème.




b) Une fin tragique

En peignant l’arc-en-ciel qui « fuit » (v. 14), mise en abîme de la jeune fille, Vion termine sur une tonalité plus sombre qu’au début du poème, ce qui crée un effet de contraste saisissant avec les deux premiers quatrains. Anne « s’en va » (v. 14), laissant Charles seul et abandonné, en dépit de son hommage à la beauté rayonnante de sa bien-aimée.

Malgré sa déception, Charles de Vion célèbre encore la joie pure et ingénue de la jeune fille qui « rit » (v. 12), mais sans aucune malice, des malheurs du poète (« tant s’en faut » est une expression vieillie signifiant « sans se rendre compte »). La jeune fille demeure chaste et innocente car, à la manière de la déesse Diane fuyant Actéon, elle veut conserver sa candeur, sa pureté virginale (« elle fuit et s’en va » v. 14). Malgré son désespoir, Vion ne cesse donc jamais d’aimer cette jeune fille, à la manière des poètes romantiques et de leurs amours contrariées, comme en témoigne le dernier terme optimiste qui, en ultime pied-de-nez au destin tragique, clôt le sonnet ainsi qu’un jet de lumière : « éclairer » (v. 14). Le poète est ainsi capable de rebondir et de ne pas désespérer de l’amour.




Conclusion

En quatorze vers d’une grande beauté formelle, entre baroque échevelé et romantisme déçu, dépression et euphorie, Charles de Vion nous offre ainsi un voyage virevoltant à travers le ciel et dans les transports amoureux de son cœur et nous délivre un message optimiste. Si l’arc du poète n’a pas su atteindre le cœur d’Anne de Beaunais, il n’en décoche pas moins sa plus belle flèche, prouvant que l’amour, même déçu, peut rester éternel.
Je me suis ensuite inscrit comme auteur, sous le nom de Lucas Ciarlatano (ça ne s'invente pas), à deux sites proposant des corrigés de commentaires et de dissertations payants (Oodoc.com et Oboulo.com). Sachez qu'il en existe bien d’autres. Après quoi j’ai envoyé mon commentaire à ces deux sites, dont les comités de lecture ont validé sans barguigner mon lamentable commentaire, leur but étant moins celui d'une diffusion humaniste du savoir que purement mercantile. D'ailleurs aucun des deux n'a pris la peine de vérifier si le corrigé était protégé par des droits d'auteurs et ils ont publié exactement le même corrigé, en mettant en ligne gratuitement l’introduction, le plan et des extraits importants, le reste étant en vente pour quelques euros.

4ème étape : j’ai posté un peu partout sur le web des liens vers ces différentes pages (Wikipédia, les forums, les sites de corrigé) afin d’améliorer le référencement sur Google avant la rentrée de septembre.

5ème étape : à la rentrée, j’ai accueilli mes deux classes de Première en leur donnant deux semaines pour commenter ce poème à la maison et en leur indiquant la méthodologie à suivre. Je les ai bien sûr invités à fournir un travail exclusivement personnel. Une de mes élèves est venue s'excuser : en cours de déménagement, elle n'avait pas accès à internet. Je me suis contenté de sourire.

Deux semaines plus tard j’ai ramassé les commentaires et grâce aux différents marqueurs que j’avais méticuleusement répartis sur le web j’ai pu facilement recenser quels sites avaient été visités par quels élèves et recopiés dans quelle proportion. A titre d'exemple de marqueurs, la notice biographique de l’auteur de Wikipédia évoquait "Melle de Beaunais", mais le commentaire composé sur Oboulo et Oodoc était plus précis en parlant d'"Anne de Beaunais".

Cette femme aimée sans retour par le poète est évidemment un personnage tout à fait imaginaire (Anne de Beaunais = Bonnet d’âne)...




Pris au piège
Sur 65 élèves de Première, 51 élèves - soit plus des trois-quart - ont recopié à des degrés divers ce qu’ils trouvaient sur internet, sans recouper ou vérifier les informations ou réfléchir un tant soit peu aux éléments d’analyses trouvés, croyaient-ils, au hasard du net. Je rappelle qu'ils n'avaient pour cet exercice aucune recherche à faire : le commentaire composé est un exercice de réflexion personnelle.

L'erreur la plus vénielle fut d'utiliser sans discernement les informations de Wikipédia : rien n’indiquait en effet que le poème avait été composé au sujet de Melle de Beaunais. Le raccourci était abusif et non fondé, comme l'aurait montré une recherche plus approfondie : c'était un simple manque de rigueur à l'égard des sources historiques.

Les erreurs les plus graves étaient en revanche les erreurs d’interprétation, voire de compréhension littérale du poème : des expressions, des phrases et même des paragraphes entiers étaient recopiés sur le net, parfois au mot près, trahissant une incompréhension tant du poème que de la méthodologie du commentaire composé.

J’ai rendu les copies corrigées, mais non notées bien évidemment - le but n'étant pas de les punir -, en dévoilant progressivement aux élèves de quelle supercherie ils avaient été victimes. Ce fut un grand moment : après quelques instants de stupeur et d’incompréhension, ils ont ri et applaudi de bon cœur.

Mais ils ont ensuite rougi quand j’ai rendu les copies en les commentant individuellement…



La morale de l'histoire
On recommande aux professeurs d'initier les élèves aux NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication).

Je crois que j'ai fait mon travail et que la conclusion s'impose d'elle-même : les élèves au lycée n'ont pas la maturité nécessaire pour tirer un quelconque profit du numérique en lettres. Leur servitude à l'égard d'internet va même à l'encontre de l'autonomie de pensée et de la culture personnelle que l'école est supposée leur donner. En voulant faire entrer le numérique à l'école, on oublie qu'il y est déjà entré depuis longtemps et que, sous sa forme sauvage, il creuse la tombe de l'école républicaine.

Avec cette expérience pédagogique j'ai voulu démontrer aux élèves que les professeurs peuvent parfois maîtriser les nouvelles technologies aussi bien qu'eux, voire mieux qu'eux.

J'ai ensuite voulu faire la démonstration que tout contenu publié sur le web n'est pas nécessairement un contenu validé, ou qu'il peut être validé pour des raisons qui relèvent de l'imposture intellectuelle.

Et enfin j'ai voulu leur prouver que, davantage que la paresse, c'est un manque cruel de confiance en eux qui les pousse à recopier ce qu'ils trouvent ailleurs, et qu'en endossant les pensées des autres ils se mettent à ne plus exister par eux-mêmes et à disparaître.

Ai-je réussi ? Ce serait à mes élèves de le dire. Une chose est sûre : cette expérience a, je pense, marqué mes élèves et me vaut aujourd'hui une belle réputation dans mon lycée.

Pour ma part je ne crois pas du tout à une moralisation possible du numérique à l'école.

Et je défends ce paradoxe : on ne profite vraiment du numérique que quand on a formé son esprit sans lui.

Edit du 23 mars : Oboulo.com et Oodoc.com ont retiré mon corrigé en ligne...





http://www.laviemoderne.net/lames-de-fond/009-comment-j-ai-pourri-le-web.html
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Message  DeProfundisMorpionibus Mar 27 Mar - 12:09

Éduquons à l’esprit critique, pas au mépris du travail des autres
Publié 25 mars 2012 Relation au lecteur , Sale histoire 30 Commentaires

Un professeur se vante d’avoir trompé ses élèves en leur fournissant de mauvaises informations sur internet… reprises ensuite par ces derniers.

Je ne voulais pas réagir (d’autant que certains l’ont très bien fait) mais plusieurs amis m’ont demandé ce que j’en pensais : voici donc un court billet sur la question. Le sujet me touche d’autant plus que je suis issu de ce milieu de profs, que j’estime beaucoup pour sa curiosité, ses connaissances, son ouverture, son désintéressement. Je suis donc chagriné de constater un tel comportement, bien loin des valeurs de ce milieu.

Non, cela ne m’amuse pas. Et cela me semble même indiquer de gros problèmes à divers niveaux de notre société. Je me borne à quelques remarques, mais ce comportement est pour moi le parangon d’un comportement malsain dans l’éducation actuelle, symbole d’un manque de confiance en eux, d’une ambiguïté dans le rôle des profs et leur rapport aux mutations actuelles.

*Des profs obligés de prouver qu’ils sont plus compétents que leurs propres élèves ? Des exercices inchangés dans un monde en mutation ?

La première réaction est d’être extrêmement surpris qu’un prof soit obligé de faire appel à de tels guet-appens… Soit les élèves repompent des sites de manière évidente et point n’est besoin de leur tendre des pièges. Soit ils font preuve de plus de nuance et, dans ce cas, pourquoi vouloir les humilier par un tel procédé ?

Surtout, le professeur en question dit « j’ai voulu démontrer aux élèves que les professeurs peuvent parfois maîtriser les nouvelles technologies aussi bien qu’eux, voire mieux qu’eux ». Si un prof pense que cela n’est pas naturel, il y a sans doute des questions à se poser.
*comment les élèves considèrent-ils leurs professeurs pour penser qu’ils ne se rendront pas compte d’un plagiat ?
*quel usage font les profs d’internet pour en arriver là ?
*quels cours ce profs avait-il dispensés à ses élèves sur internet, l’usage et la critique des sources, la réutilisation des travaux existants ?
*quels cours a-t-il dispensé sur les ressources documentaires ? A-t-il proposé une visite de la BM, voire de la BU ? Quelles formations à la recherche documentaire sont proposés par le CDI ?

On peut également être surpris de la fixité des exercices proposés par certains professeurs. Les compétences à acquérir par un élève doivent-elles être les mêmes en 2012 et en 1990 ? Ne s’est-il rien passé entre les deux ? Si l’on parle d’informations factuelles, comme les amours d’un poète du XVIIe, est-il vraiment pertinent de juger un élève sur sa capacité à rapporter ces éléments ? Ne serait-il pas plus intéressant de lui enseigner à chercher et choisir des sources, par exemple en rédigeant l’article de Wikipédia, à partir de recherches faites en classe ou comme devoir ? D’où à la fois la capacité à mener une recherche pertinente et à utiliser Wikipédia, dont il aura compris le fonctionnement interne (donc les forces et les faiblesses) ?

Tu vois, tant qu'internet n'existait pas, il n'y avait pas de plagiat ! Hmmm, attends, laisse-moi réfléchir... (image J.W. Smith - domaine public)

*Parle-t-on de numérique ou de diffusion de la connaissance en général ?

Il est un point que je ne comprends pas dans ce billet, c’est pourquoi ce professeur parle d’internet. J’étais personnellement au lycée au moment où l’internet grand-public s’est développé. Il était encore difficile d’utiliser internet pour ses devoirs mais tout le monde achetait (ou consultait en bibliothèque) les petits livres de commentaires (souvent assez mauvais, d’ailleurs).

*1re remarque : je ne suis pas sûr que cela ait été mal. Cela donnait quelques idées mais on se rendait bien compte que ce n’était pas suffisant et poussait à aller plus loin. De même qu’en latin, le premier réflexe était de passer à la bibliothèque municipale pour trouver une traduction. C’est a posteriori que je me suis rendu compte que le travail à la fois sur le texte et la traduction était en fait une très bonne méthode, bien qu’elle parût une tricherie (on appelait cela du « petit latin » en prépa). C’est donc avec des scrupules que j’ai vécu mon lycée… avant d’avoir 18 au bac et de me retrouver major en khâgne.

*2e remarque : quel rapport avec Internet ? Le même prof pouvait aussi demander au CDI du lycée de commander des mauvais livres. On en trouve en aussi grand nombre que des mauvais sites internet et les élèves auraient été tout aussi trompés. Le prof affirme que d’Alibray est presque absent sur le web ? Et qu’en est-il ailleurs ? Il n’est pas dans Universalis et Larousse propose 4 lignes qui échouent à voir l’enjeu de la vie et l’œuvre de ce poète.

*3e remarque : le billet semble dire que ce qui est sur internet est sujet à caution alors que ce qui est sur papier est fiable. Quel bien mauvais point de départ pour enseigner aux élèves comment choisir ses sources ! Il faut vraiment être naïf pour penser qu’un éditeur apporte une quelconque vérification intellectuelle à ce qui est publié. La seule véritable validation qui existe se trouve dans les publications scientifiques… c’est à dire très largement sur Internet.

Finalement qu’a donc montré ce prof ? Que les élèves ne passent pas un après-midi entier à chercher des renseignements sur un auteur de 3e zone pour faire une intro de commentaire composé. Ce n’est pas choquant s’ils sont dans une grande ville, plus que normal si la première bibliothèque digne de ce nom est à 50 km. Il montre qu’ils reprennent des renseignements crédibles mais faux : si cela peut le rassurer, c’est le cas de tout le monde, cela fait 200 ans que le graveur sur lequel je travaille actuellement est désigné par tous les historiens d’art comme « Charles Massé » alors qu’il s’appelle Claude… On n’a pas toujours un chartiste sous la main pour remonter aux sources archivistiques (troll perso)…

*Enseigner la malhonnêteté et l’égoïsme ?

Je me permets de glisser ici un échange entre un lycéen et un wikipédien : il se lit en cliquant ici.

En gros, le lycéen demande à modifier l’article qu’il a repompé pour un devoir, pour éviter que sa prof s’en rende compte. Le wikipédien : donc tu demandes que les 3500 lecteurs par semaines aient accès à un moins bon article parce que tu sais que tu as bâclé ton travail, te rends-tu compte de l’égoïsme de ton comportement ?

C’est ce qu’on a envie de dire à ce prof : pensez-vous que c’est en montrant aux élèves qu’il faut vandaliser internet, agir de la manière dont ça nous arrange en refusant toute responsabilité, toute prise en compte de l’autre, de ses besoins, de son travail, qu’on éduque un ado ? Un article de Wikipédia est rédigé par des bénévoles qui pensent qu’il est important et utile de partager leur savoir. Les articles sont bons à partir du moment où il y a suffisamment de personnes qui désirent ce partage dans une discipline donnée. Non seulement vous ne participez pas (et vous étonnez ensuite que les articles ne soient pas à la hauteur…) mais vous détruisez le travail des autres ! Votre vandalisme a rapidement été supprimé une première fois (par un patrouilleur lui aussi bénévole, qui n’a pas que ça à faire de surveiller le comportement encore puéril de certains adultes) et vous êtes repassé une seconde fois.

Pensez-vous, Monsieur, que votre leçon d’égoïsme et de mépris du travail de l’autre, appartienne à vos missions d’éducateur et de professeur ?

Image : Durova - CC-BY-SA

*Une société a les problèmes scolaires qu’elle mérite

Des élèves de lycée recopient leurs devoirs ? Et pourquoi ne le feraient-ils pas ? On a vu en moins d’un an un journaliste culturel à succès, une ancienne ministre, un présentateur vedette de journal télévisé et celui qui est présenté comme le plus grand écrivain actuel se rendre coupable de plagiat ! Soit ils ont avoué, soit ils ont présenté des excuses tellement lamentables que personne n’a été dupe.
Quelles conséquences pour eux ? Aucune ! Le critique critique toujours dans les journaux à la mode ; la femme politique se présente aux législatives, le présentateur se présente à l’Académie française ; le romancier est tout excusé car c’est un geste « tellement trash, ma chère, le politiquement correct n’est pas pour lui ».

Pourquoi exiger d’ado de 15 ans ce que nos élites intellectuelles refusent de faire ? Ils le respecteront quand, comme en Allemagne, un ministre qui plagie sa thèse de doctorat sera conchié et poussé à la démission. En attendant, on crie partout que le plagiat est, au mieux pas grave, au pire symbole de liberté intellectuelle, et on voudrait qu’ils n’en profitent pas ?

En ce qui concerne non pas le plagiat mais la reprise stupide d’informations, sans se poser de questions, rappelons le cas BHL-Botul. Bernard-Henri Lévy, dans un sien ouvrage, a cité le « philosophe » Jean-Baptiste Botul. Or, ce dernier est un philosophe certes à la pensée cohérente… mais fictif (bien qu’il ait des amis réunis en une société savante qui a eu la faiblesse de m’inviter à parler un soir devant eux : je les en remercie). Toute personne qui a lu un ou plusieurs Botul se doute de la supercherie (ça m’est arrivé quand j’étais en terminale). Botul est explicitement présenté comme fictif dans l’introduction de l’article de Wikipédia sur lui.

*Formons l’esprit critique, formons à la recherche d’information… y compris les profs !

Alors, oui, il est temps d’agir, grand temps. Certains profs ont déjà pris le problème à bras le corps. Wikimédia France emploie depuis près d’un an une chargée de mission qui travaille spécifiquement sur les questions d’éducation et de recherche et organise de très nombreuses formations (surtout des formations de formateurs) ; j’étais moi-même il y a une semaine au lycée d’Hénin-Beaumont pour parler de Wikipédia à une classe de seconde sur invitation de leur prof d’histoire.

Mais il faut agir de manière raisonnée, intelligente et globale. Le fait que ce monsieur pose une barrière franche entre numérique et papier m’inquiète au plus haut point car cela prouve qu’il n’a pas compris ce qu’est la recherche d’information, la validation scientifique, ni le numérique… et son comportement est moralement choquant. Ce manque de maturité intellectuelle inquiète.

Dieux merci, la plupart des profs ont compris qu’internet n’est pas un ennemi mais au contraire leur plus fidèle adjuvant… à condition de l’utiliser de manière intelligente pour eux et leurs élèves. Peut-être devraient-ils former certains de leurs collègues également.

À lire aussi :
*André Gunthert (maître de conf EHESS)
*David Monniaux (chercheur CNRS)
*Jean-Noël Lafargue (prof à l’école d’art du Havre)
*Damien Babet (prof de SES dans le secondaire)

———————————-

Pour le plaisir, une petite vidéo d’un film que j’aime beaucoup, Reefer Madness. Remplacez « reefer » par « internet » : toute similarité avec un certain discours éducatif serait surprenante et indépendante de ma volonté…

http://alatoisondor.wordpress.com/2012/03/25/eduquons-a-lesprit-critique-pas-au-mepris-du-travail-des-autres/
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