Florissant marché des « désordres psychologiques »
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Florissant marché des « désordres psychologiques »
Florissant marché des « désordres psychologiques »
Apparu il y a un demi-siècle, l’usage des neuroleptiques, en dépit de ses piètres résultats, est devenu massif dans la médecine psychiatrique américaine. Il repose sur une vision particulièrement fruste de la maladie mentale, que propage également, au niveau mondial, le répertoire des pathologies le plus souvent utilisé par la profession.
par Olivier Appaix, décembre 2011
Créée en 2008 à Denver (Colorado), l’entreprise d’imagerie médicale CereScan prétend diagnostiquer les troubles mentaux à partir d’images du cerveau. Diffusé sur la chaîne Public Broadcasting Service (PBS) (1), un documentaire montre le mode opératoire. Assis entre ses parents, un garçon de 11 ans attend, silencieux, le résultat de son IRM (2) du cerveau. L’assistante sociale lui demande s’il est nerveux. « Non », répond-il. Elle montre alors les images à la famille : « Vous voyez, là c’est rouge, ici orangé. Or, ça aurait dû être vert et bleu. » Telle couleur signale la dépression, telle autre les troubles bipolaires ou les formes pathologiques de l’angoisse.
CereScan satisfait aux demandes croissantes d’une société américaine qui semble de plus en plus mal supporter les signes de déviance. L’entreprise affirme qu’un Américain sur sept âgé de 18 à 54 ans souffre d’un « “désordre” ou “trouble” pathologique lié à l’angoisse », soit dix-neuf millions de personnes (3). Un marché pour lequel elle voit un brillant avenir : CereScan compte ouvrir vingt nouveaux centres à travers les Etats-Unis. Avant de partir à la conquête des cerveaux du reste du monde ?
Les normes qui définissent le comportement attendu ne sont pas clairement établies, mais les critères de diagnostic des déviances ou des troubles considérés comme pathologiques, tel le « déficit d’attention », sont, eux, très précisément énoncés et classés par le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM). Référence absolue des praticiens aux Etats-Unis — et de plus en plus ailleurs dans le monde —, ce manuel leur permet d’identifier les « troubles pathologiques » à des âges de plus en plus précoces (lire « La bible américaine de la santé mentale »). Aux Etats-Unis, depuis le début des années 2000, des « troubles bipolaires » ont été diagnostiqués chez un million d’enfants. D’un peu moins de 16 000 en 1992, le nombre d’autistes chez les 6-22 ans est ainsi passé à 293 000 en 2008, et même à 338 000 si on inclut les enfants de 3 à 6 ans — une catégorie d’âge apparue en 2000 dans les statistiques.
Dans la population générale, chaque jour 1 100 personnes (850 adultes et 250 enfants) s’ajoutent à la liste des bénéficiaires de l’aide financière fédérale pour cause de trouble mental sévère. Les mailles du filet se resserrent sans cesse. Pourtant, les essais cliniques réalisés chez les adultes se révèlent assez peu concluants quant aux bénéfices à long terme de la réponse pharmacothérapeutique aux affections mentales. Si, pendant quelques semaines, des réactions positives peuvent apparaître (généralement équivalentes, toutefois, à celles provoquées par des placebos), les effets sur une plus longue période incluent des altérations irréversibles du cerveau et des dyskinésies tardives (4).
La réponse pharmacothérapeutique aux affections mentales est apparue dans les années 1950, à partir des travaux d’Henri Laborit sur le paludisme, la tuberculose et la maladie du sommeil. Le médecin français constate la « quiétude euphorique » provoquée par la prométhazine. En 1951, il parle de « lobotomie médicinale », en référence à l’intervention chirurgicale qui détruit les connexions du cortex préfrontal (5) inventée par le neurologue portugais Egas Moniz, Prix Nobel de médecine-physiologie en 1949.
L’usage du premier neuroleptique (nommé plus tard Thorazine) se répand bientôt dans les asiles psychiatriques, puis franchit l’Atlantique, de même que la lobotomie. On introduit alors l’idée que les troubles mentaux résultent d’un déséquilibre chimique du cerveau. Dès lors, les effets « miraculeux » du lithium et des formulations qui lui succèdent, du Prozac (mis sur le marché en 1988) au Zoloft en passant par le Zyprexa, sont chantés par l’ensemble des médias.
L’apparition des neuroleptiques donne aux psychiatres, puis aux personnels d’infirmerie et d’assistance sociale, un statut de prescripteurs de médicaments dont ils étaient encore largement dépourvus, marginalisant la réponse psychothérapeutique et les nombreuses autres solutions possibles : exercice, meilleure nutrition, socialisation, etc. Depuis, c’est l’escalade pharmacologique. On étend et on densifie le champ de la pathologie avec le DSM, et on intensifie la réponse pharmaceutique, avec la bénédiction des autorités sanitaires.
Passés maîtres dans l’art de communiquer, les laboratoires ne révèlent souvent pas tout ce qu’ils savent des effets des médicaments. Le message adressé aux parents, aux enfants ou aux jeunes adultes affectés par un épisode de « trouble mental » se résume à ceci : « Vous avez besoin de médicaments, comme le diabétique a besoin de l’insuline. »
Ayant bénéficié pendant des années des largesses de l’industrie pharmaceutique, dont il a été l’un des plus fidèles promoteurs, le docteur Daniel Carlat dénonce à présent son emprise (6) : « On dit aux patients qu’ils ont un déséquilibre chimique dans le cerveau, parce qu’il faut bien accréditer médicalement à leurs yeux le fait qu’ils sont malades. Mais on sait que ce n’est pas prouvé (7). »
Chercheurs critiques mis à l’écart
Toutes les études longitudinales (qui ne sont pas menées par les laboratoires) montrent que les effets des neuroleptiques s’estompent avec le temps, que les crises réapparaissent, souvent plus fortes, et que les symptômes s’aggravent, plus encore que chez les patients traités avec des placebos. Les praticiens en concluent que les doses sont… insuffisantes, ou la thérapie inappropriée ; on passe donc à quelque chose de plus fort. Les troubles s’aggravent et le handicap s’approfondit. Des millions de personnes aux Etats-Unis subissent cet engrenage infernal, qui s’apparente souvent à ces « lobotomies médicinales » décrites par Laborit dès 1951.
Face à ces constats qui dérangent, laboratoires et chercheurs n’hésitent parfois pas à biaiser les essais cliniques ou la présentation de leurs résultats, voire à mentir par omission. Une équipe de l’université du Texas a ainsi publié de faux résultats sur le médicament Paxil, administré à des adolescents, en omettant de rapporter la très forte augmentation du risque de suicide des patients étudiés. La profession a suivi, louant la tolérance du médicament par les adolescents. Glaxo SmithKline, le fabricant, avait pourtant reconnu dans un document interne que son médicament ne valait pas mieux qu’un placebo. Assignée en justice pour promotion frauduleuse, l’entreprise a préféré s’acquitter d’un dédommagement : un procès risquait de nuire fortement à son image et à ses profits (8). Une pratique courante dans cette industrie, qui rappelle en cela celle du tabac. Certains chercheurs ont démontré l’inefficacité des neuroleptiques ou même leur contribution à l’augmentation des taux de suicide chez les personnes traitées ; ils ont été marginalisés (9). En grande partie financés par les laboratoires, les départements universitaires de psychiatrie vivent un conflit d’intérêts patent, et risquent de pâtir du discrédit jeté sur les médicaments et leurs fabricants.
Ainsi, entre 2000 et 2007, le chef du département de psychiatrie à l’école de médecine de l’université Emory (Atlanta) avait perçu — sans les déclarer — plus de 2,8 millions de dollars en tant que consultant pour les compagnies pharmaceutiques, en rétribution de centaines de conférences. Un ancien directeur de l’Institut américain de la santé mentale (National Institute of Mental Health, NIMH) avait, lui, perçu 1,3 million de dollars entre 2000 et 2008 pour promouvoir les « stabilisateurs d’humeur » pour le compte de GlaxoSmithKline. Il animait aussi une émission de radio très populaire sur la radio publique (National Public Radio, NPR). Interrogé sur ces pratiques, il avait répondu au New York Times que « tout le monde [dans sa spécialité] fait pareil (10) ». Si la déclaration des sources de financement et des montants reçus est obligatoire, du moins pour les scientifiques, les fraudes sont nombreuses.
Meilleurs résultats sans médicaments
Les laboratoires, et à leur suite bon nombre de prescripteurs, encouragent une consommation toujours plus intense, prolongée et diversifiée de psychotropes et autres neuroleptiques. Novartis a ainsi été condamné à verser une amende de 422,5 millions de dollars pour avoir, entre 2000 et 2004, poussé à recourir au Trileptal, un médicament contre l’épilepsie, pour le traitement des troubles bipolaires et des douleurs nerveuses — des applications non approuvées par la Food and Drug Administration (FDA).
Les conférences où des médecins prescrivant beaucoup un certain médicament sont grassement payés pour discourir devant des parterres de collègues eux-mêmes payés pour écouter la bonne parole sont monnaie courante. Le coût astronomique de ce marketing est, in fine, répercuté sur celui des médicaments, et donc sur les malades.
Comment fixer les frontières de ce qui est considéré comme pathologique ? La modalité de la réponse illustre les excès d’un système de santé qui pousse à la surconsommation médicale et même au surdiagnostic, avec la multiplication des catégories de « troubles ». Il encourage en outre une prise en charge moins personnalisée (on « fait du chiffre », particulièrement dans les systèmes de paiement à l’acte), le recours à des tests de diagnostic lourds et à une réponse chimique automatique.
Pourtant, les études longitudinales s’accumulent pour établir la supériorité du traitement des affections mentales sans produits pharmaceutiques, y compris de la schizophrénie — sauf dans des cas très minoritaires et de façon limitée dans le temps (11). A la longue, l’exercice, la socialisation, le travail rendent la vie des personnes affectées par des troubles mentaux bien plus supportable. La rupture du lien social, la discrimination au sein de la famille ou de la communauté sont les premières causes de folie. Des études transculturelles menées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans les années 1970 à 1990 sur la schizophrénie et la dépression à travers le monde ont montré que les personnes non soumises à une pharmacothérapie bénéficiaient d’un « meilleur état de santé général » à moyen terme comme à long terme (12).
Mais les neuroleptiques ont très largement contribué à la croissance faramineuse des ventes et des profits des compagnies pharmaceutiques. Ce secteur est l’un des plus rentables aux Etats-Unis depuis cinquante ans. Les législations en place lui sont très favorables. Lors de la discussion du projet de loi de réforme du système de santé en 2009, 544 millions de dollars ont été dépensés pour assurer auprès des législateurs les intérêts des assureurs, des entreprises pharmaceutiques et des fournisseurs de soins. Ceux qui gagnent bien leur vie voient d’un très mauvais œil l’intervention de la puissance publique dans leur chasse gardée. La santé mentale représente le premier poste des dépenses de santé, avec 170 milliards de dollars en 2009. Un chiffre qui devrait s’élever à 280 milliards de dollars en 2015 (13).
Paradoxalement, si la pharmacothérapie des troubles mentaux se massifie, des centaines de milliers de personnes souffrant de ces troubles ne bénéficient d’aucune sorte de prise en charge : celles qui n’ont pas de couverture médicale (16 % de la population) — l’obligation d’en contracter une ne sera effective qu’en 2014 — et celles qui sont incarcérées. On estime qu’un demi-million de détenus auraient besoin d’aide, d’autant que l’enfermement et les conditions d’incarcération aggravent les affections. Mais les institutions n’y sont absolument pas préparées. Une fois libérés, ces prisonniers se tournent vers l’usage de drogues en guise de thérapie, et, dans un cercle vicieux, retombent souvent dans la délinquance.
Olivier Appaix
Economiste de la santé et du développement.
(1) The Medicated Child, documentaire de l’émission « Frontline », janvier 2008.
(2) Imagerie par résonance magnétique. Aux Etats-Unis, une IRM du cerveau coûte de 1 500 dollars à plus de 3 000 dollars pour une procédure qui dure de quarante à soixante minutes.
(3) « Anxiety disorder », CereScan Imaging, 2009.
(4) La dyskinésie se caractérise par des mouvements incontrôlables du visage.
(5) La lobotomie visait à soigner les patients souffrant de certaines maladies mentales, comme la schizophrénie. Elle est désormais interdite dans la plupart des pays.
(6) Daniel J. Carlat, Unhinged. The Trouble with Psychiatry. A Doctor’s Revelations about a Profession in Crisis, Free Press, New York, 2010.
(7) Interview de Daniel Carlat dans « Fresh air », National Public Radio, 13 juillet 2010.
(8) « When drug companies hide data », The New York Times, 6 juin 2004. La même entreprise vient de payer 3 milliards de dollars pour mettre fin à une série de procès concernant ses produits, dont Paxil. Cf. « Glaxo settles cases with US for $ 3 billion », The New York Times, 3 novembre 2011.
(9) Robert Whitaker, Anatomy of an Epidemic. Magic Bullets, Psychiatric Drugs, and the Astonishing Rise of Mental Illness in America, Crown, New York, 2010.
(10) « Radio host has drug company ties », The New York Times, 21 novembre 2008.
(11) Robert Whitaker, op. cit.
(12) Etudes citées par Whitaker. L’état de santé selon l’OMS inclut la santé physique, mentale et sociale.
(13) Centers for Medicare and Medicaid Services.
http://www.monde-diplomatique.fr/2011/12/APPAIX/47036
Apparu il y a un demi-siècle, l’usage des neuroleptiques, en dépit de ses piètres résultats, est devenu massif dans la médecine psychiatrique américaine. Il repose sur une vision particulièrement fruste de la maladie mentale, que propage également, au niveau mondial, le répertoire des pathologies le plus souvent utilisé par la profession.
par Olivier Appaix, décembre 2011
Créée en 2008 à Denver (Colorado), l’entreprise d’imagerie médicale CereScan prétend diagnostiquer les troubles mentaux à partir d’images du cerveau. Diffusé sur la chaîne Public Broadcasting Service (PBS) (1), un documentaire montre le mode opératoire. Assis entre ses parents, un garçon de 11 ans attend, silencieux, le résultat de son IRM (2) du cerveau. L’assistante sociale lui demande s’il est nerveux. « Non », répond-il. Elle montre alors les images à la famille : « Vous voyez, là c’est rouge, ici orangé. Or, ça aurait dû être vert et bleu. » Telle couleur signale la dépression, telle autre les troubles bipolaires ou les formes pathologiques de l’angoisse.
CereScan satisfait aux demandes croissantes d’une société américaine qui semble de plus en plus mal supporter les signes de déviance. L’entreprise affirme qu’un Américain sur sept âgé de 18 à 54 ans souffre d’un « “désordre” ou “trouble” pathologique lié à l’angoisse », soit dix-neuf millions de personnes (3). Un marché pour lequel elle voit un brillant avenir : CereScan compte ouvrir vingt nouveaux centres à travers les Etats-Unis. Avant de partir à la conquête des cerveaux du reste du monde ?
Les normes qui définissent le comportement attendu ne sont pas clairement établies, mais les critères de diagnostic des déviances ou des troubles considérés comme pathologiques, tel le « déficit d’attention », sont, eux, très précisément énoncés et classés par le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM). Référence absolue des praticiens aux Etats-Unis — et de plus en plus ailleurs dans le monde —, ce manuel leur permet d’identifier les « troubles pathologiques » à des âges de plus en plus précoces (lire « La bible américaine de la santé mentale »). Aux Etats-Unis, depuis le début des années 2000, des « troubles bipolaires » ont été diagnostiqués chez un million d’enfants. D’un peu moins de 16 000 en 1992, le nombre d’autistes chez les 6-22 ans est ainsi passé à 293 000 en 2008, et même à 338 000 si on inclut les enfants de 3 à 6 ans — une catégorie d’âge apparue en 2000 dans les statistiques.
Dans la population générale, chaque jour 1 100 personnes (850 adultes et 250 enfants) s’ajoutent à la liste des bénéficiaires de l’aide financière fédérale pour cause de trouble mental sévère. Les mailles du filet se resserrent sans cesse. Pourtant, les essais cliniques réalisés chez les adultes se révèlent assez peu concluants quant aux bénéfices à long terme de la réponse pharmacothérapeutique aux affections mentales. Si, pendant quelques semaines, des réactions positives peuvent apparaître (généralement équivalentes, toutefois, à celles provoquées par des placebos), les effets sur une plus longue période incluent des altérations irréversibles du cerveau et des dyskinésies tardives (4).
La réponse pharmacothérapeutique aux affections mentales est apparue dans les années 1950, à partir des travaux d’Henri Laborit sur le paludisme, la tuberculose et la maladie du sommeil. Le médecin français constate la « quiétude euphorique » provoquée par la prométhazine. En 1951, il parle de « lobotomie médicinale », en référence à l’intervention chirurgicale qui détruit les connexions du cortex préfrontal (5) inventée par le neurologue portugais Egas Moniz, Prix Nobel de médecine-physiologie en 1949.
L’usage du premier neuroleptique (nommé plus tard Thorazine) se répand bientôt dans les asiles psychiatriques, puis franchit l’Atlantique, de même que la lobotomie. On introduit alors l’idée que les troubles mentaux résultent d’un déséquilibre chimique du cerveau. Dès lors, les effets « miraculeux » du lithium et des formulations qui lui succèdent, du Prozac (mis sur le marché en 1988) au Zoloft en passant par le Zyprexa, sont chantés par l’ensemble des médias.
L’apparition des neuroleptiques donne aux psychiatres, puis aux personnels d’infirmerie et d’assistance sociale, un statut de prescripteurs de médicaments dont ils étaient encore largement dépourvus, marginalisant la réponse psychothérapeutique et les nombreuses autres solutions possibles : exercice, meilleure nutrition, socialisation, etc. Depuis, c’est l’escalade pharmacologique. On étend et on densifie le champ de la pathologie avec le DSM, et on intensifie la réponse pharmaceutique, avec la bénédiction des autorités sanitaires.
Passés maîtres dans l’art de communiquer, les laboratoires ne révèlent souvent pas tout ce qu’ils savent des effets des médicaments. Le message adressé aux parents, aux enfants ou aux jeunes adultes affectés par un épisode de « trouble mental » se résume à ceci : « Vous avez besoin de médicaments, comme le diabétique a besoin de l’insuline. »
Ayant bénéficié pendant des années des largesses de l’industrie pharmaceutique, dont il a été l’un des plus fidèles promoteurs, le docteur Daniel Carlat dénonce à présent son emprise (6) : « On dit aux patients qu’ils ont un déséquilibre chimique dans le cerveau, parce qu’il faut bien accréditer médicalement à leurs yeux le fait qu’ils sont malades. Mais on sait que ce n’est pas prouvé (7). »
Chercheurs critiques mis à l’écart
Toutes les études longitudinales (qui ne sont pas menées par les laboratoires) montrent que les effets des neuroleptiques s’estompent avec le temps, que les crises réapparaissent, souvent plus fortes, et que les symptômes s’aggravent, plus encore que chez les patients traités avec des placebos. Les praticiens en concluent que les doses sont… insuffisantes, ou la thérapie inappropriée ; on passe donc à quelque chose de plus fort. Les troubles s’aggravent et le handicap s’approfondit. Des millions de personnes aux Etats-Unis subissent cet engrenage infernal, qui s’apparente souvent à ces « lobotomies médicinales » décrites par Laborit dès 1951.
Face à ces constats qui dérangent, laboratoires et chercheurs n’hésitent parfois pas à biaiser les essais cliniques ou la présentation de leurs résultats, voire à mentir par omission. Une équipe de l’université du Texas a ainsi publié de faux résultats sur le médicament Paxil, administré à des adolescents, en omettant de rapporter la très forte augmentation du risque de suicide des patients étudiés. La profession a suivi, louant la tolérance du médicament par les adolescents. Glaxo SmithKline, le fabricant, avait pourtant reconnu dans un document interne que son médicament ne valait pas mieux qu’un placebo. Assignée en justice pour promotion frauduleuse, l’entreprise a préféré s’acquitter d’un dédommagement : un procès risquait de nuire fortement à son image et à ses profits (8). Une pratique courante dans cette industrie, qui rappelle en cela celle du tabac. Certains chercheurs ont démontré l’inefficacité des neuroleptiques ou même leur contribution à l’augmentation des taux de suicide chez les personnes traitées ; ils ont été marginalisés (9). En grande partie financés par les laboratoires, les départements universitaires de psychiatrie vivent un conflit d’intérêts patent, et risquent de pâtir du discrédit jeté sur les médicaments et leurs fabricants.
Ainsi, entre 2000 et 2007, le chef du département de psychiatrie à l’école de médecine de l’université Emory (Atlanta) avait perçu — sans les déclarer — plus de 2,8 millions de dollars en tant que consultant pour les compagnies pharmaceutiques, en rétribution de centaines de conférences. Un ancien directeur de l’Institut américain de la santé mentale (National Institute of Mental Health, NIMH) avait, lui, perçu 1,3 million de dollars entre 2000 et 2008 pour promouvoir les « stabilisateurs d’humeur » pour le compte de GlaxoSmithKline. Il animait aussi une émission de radio très populaire sur la radio publique (National Public Radio, NPR). Interrogé sur ces pratiques, il avait répondu au New York Times que « tout le monde [dans sa spécialité] fait pareil (10) ». Si la déclaration des sources de financement et des montants reçus est obligatoire, du moins pour les scientifiques, les fraudes sont nombreuses.
Meilleurs résultats sans médicaments
Les laboratoires, et à leur suite bon nombre de prescripteurs, encouragent une consommation toujours plus intense, prolongée et diversifiée de psychotropes et autres neuroleptiques. Novartis a ainsi été condamné à verser une amende de 422,5 millions de dollars pour avoir, entre 2000 et 2004, poussé à recourir au Trileptal, un médicament contre l’épilepsie, pour le traitement des troubles bipolaires et des douleurs nerveuses — des applications non approuvées par la Food and Drug Administration (FDA).
Les conférences où des médecins prescrivant beaucoup un certain médicament sont grassement payés pour discourir devant des parterres de collègues eux-mêmes payés pour écouter la bonne parole sont monnaie courante. Le coût astronomique de ce marketing est, in fine, répercuté sur celui des médicaments, et donc sur les malades.
Comment fixer les frontières de ce qui est considéré comme pathologique ? La modalité de la réponse illustre les excès d’un système de santé qui pousse à la surconsommation médicale et même au surdiagnostic, avec la multiplication des catégories de « troubles ». Il encourage en outre une prise en charge moins personnalisée (on « fait du chiffre », particulièrement dans les systèmes de paiement à l’acte), le recours à des tests de diagnostic lourds et à une réponse chimique automatique.
Pourtant, les études longitudinales s’accumulent pour établir la supériorité du traitement des affections mentales sans produits pharmaceutiques, y compris de la schizophrénie — sauf dans des cas très minoritaires et de façon limitée dans le temps (11). A la longue, l’exercice, la socialisation, le travail rendent la vie des personnes affectées par des troubles mentaux bien plus supportable. La rupture du lien social, la discrimination au sein de la famille ou de la communauté sont les premières causes de folie. Des études transculturelles menées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans les années 1970 à 1990 sur la schizophrénie et la dépression à travers le monde ont montré que les personnes non soumises à une pharmacothérapie bénéficiaient d’un « meilleur état de santé général » à moyen terme comme à long terme (12).
Mais les neuroleptiques ont très largement contribué à la croissance faramineuse des ventes et des profits des compagnies pharmaceutiques. Ce secteur est l’un des plus rentables aux Etats-Unis depuis cinquante ans. Les législations en place lui sont très favorables. Lors de la discussion du projet de loi de réforme du système de santé en 2009, 544 millions de dollars ont été dépensés pour assurer auprès des législateurs les intérêts des assureurs, des entreprises pharmaceutiques et des fournisseurs de soins. Ceux qui gagnent bien leur vie voient d’un très mauvais œil l’intervention de la puissance publique dans leur chasse gardée. La santé mentale représente le premier poste des dépenses de santé, avec 170 milliards de dollars en 2009. Un chiffre qui devrait s’élever à 280 milliards de dollars en 2015 (13).
Paradoxalement, si la pharmacothérapie des troubles mentaux se massifie, des centaines de milliers de personnes souffrant de ces troubles ne bénéficient d’aucune sorte de prise en charge : celles qui n’ont pas de couverture médicale (16 % de la population) — l’obligation d’en contracter une ne sera effective qu’en 2014 — et celles qui sont incarcérées. On estime qu’un demi-million de détenus auraient besoin d’aide, d’autant que l’enfermement et les conditions d’incarcération aggravent les affections. Mais les institutions n’y sont absolument pas préparées. Une fois libérés, ces prisonniers se tournent vers l’usage de drogues en guise de thérapie, et, dans un cercle vicieux, retombent souvent dans la délinquance.
Olivier Appaix
Economiste de la santé et du développement.
(1) The Medicated Child, documentaire de l’émission « Frontline », janvier 2008.
(2) Imagerie par résonance magnétique. Aux Etats-Unis, une IRM du cerveau coûte de 1 500 dollars à plus de 3 000 dollars pour une procédure qui dure de quarante à soixante minutes.
(3) « Anxiety disorder », CereScan Imaging, 2009.
(4) La dyskinésie se caractérise par des mouvements incontrôlables du visage.
(5) La lobotomie visait à soigner les patients souffrant de certaines maladies mentales, comme la schizophrénie. Elle est désormais interdite dans la plupart des pays.
(6) Daniel J. Carlat, Unhinged. The Trouble with Psychiatry. A Doctor’s Revelations about a Profession in Crisis, Free Press, New York, 2010.
(7) Interview de Daniel Carlat dans « Fresh air », National Public Radio, 13 juillet 2010.
(8) « When drug companies hide data », The New York Times, 6 juin 2004. La même entreprise vient de payer 3 milliards de dollars pour mettre fin à une série de procès concernant ses produits, dont Paxil. Cf. « Glaxo settles cases with US for $ 3 billion », The New York Times, 3 novembre 2011.
(9) Robert Whitaker, Anatomy of an Epidemic. Magic Bullets, Psychiatric Drugs, and the Astonishing Rise of Mental Illness in America, Crown, New York, 2010.
(10) « Radio host has drug company ties », The New York Times, 21 novembre 2008.
(11) Robert Whitaker, op. cit.
(12) Etudes citées par Whitaker. L’état de santé selon l’OMS inclut la santé physique, mentale et sociale.
(13) Centers for Medicare and Medicaid Services.
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