Du mauvais goût, et de sa persistance en bouche
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Du mauvais goût, et de sa persistance en bouche
Du mauvais goût, et de sa persistance en bouche
lundi 14 octobre 2013.
Claude Guillon
Je fais partie des gens qui achètent une revue de BD au moment de prendre le train pour un trajet un peu long. Question d’âge peut-être (jadis, j’achetais régulièrement Charlie mensuel et À suivre). J’ai ainsi retrouvé récemment, d’abord avec plaisir, Psikopat, revue dirigée par le dessinateur Carali [1]. La thématique du numéro (octobre 2013) : « Guerres robotisées ».
Les planches et dessins du « dossier » sont fidèles au style trash de la revue et frappent souvent assez juste sur un thème qui s’y prête. Il y a de l’hémoglobine. On trouve tout aussi bien des dessins gentillets, mais pas moins drôles (à mes yeux) comme cet instantané de l’enfance de Moïse, représenté en larmes, sa bouée autour de la taille, la mer s’étant ouverte en deux devant lui [2]...
La quatrième de couverture est occupée par une historiette en six cases, intitulée « Plainte ». La scène se passe au commissariat, de la porte duquel sort le phylactère portant la première réplique : « Je porte plainte pour sodomie ». Il y a dans ce premier énoncé un côté à la fois absurde et obscène qui veut déclencher l’hilarité. La sodomie n’est pas un délit en France ; on ne peut donc y « porter plainte pour sodomie ».
« Vous connaissez votre agresseur » demande le policier de service à la plaignante (c’est une femme). « Oui c’est mon mari. Il me sodomise tous les soirs depuis 10 ans. »
« Mais Madame, objecte le policier, vous ne pouvez pas porter plainte contre votre mari. C’est le devoir conjugal ça. »
(JPEG)
Non, cher Carali, ça c’est une contrevérité.
Une femme peut parfaitement porter plainte contre son mari pour des violences sexuelles, lesquelles ne se confondent en aucune manière avec le « devoir conjugal ». Autrement dit : un monsieur peut demander le divorce si sa femme n’a plus envie de faire l’amour avec lui (tout en ne souhaitant pas se séparer de lui), mais il n’a évidemment pas le droit de la contraindre à quelque forme de « relation sexuelle » que ce soit, sodomie comprise.
Le problème est que c’est cette contrevérité qui seule peut désamorcer le statut de victime de la plaignante et la rendre ridicule. Or c’est bien le premier ressort comique de l’histoire. La plaignante est une gourde : elle croit qu’on peut « porter plainte pour sodomie », et surtout elle croit qu’on peut porter plainte contre son mari. Mais c’est elle qui a raison sur ce dernier point. En réalité, ce que le flic de l’histoire et Carali, son auteur, font semblant de ne pas comprendre, c’est que la dame vient porter plainte pour viol, tout simplement.
Le second ressort « comique » de l’histoire, c’est le temps passé. Cette dame vient se plaindre au bout de dix ans, durant lesquels son mari lui a imposé la sodomie tous les soirs. Le temps ne se mesure pas seulement en années (dix ans), mais à la dilatation supposée de son anus, dont elle se plaint en utilisant une métaphore numismatique. Elle avait l’anus « pas plus large qu’une pièce de 2 centimes... Maintenant il est gros comme une pièce de 2 euros ». L’image présente l’avantage de faire écho aux fantasmes et légendes sexuels, dans lesquels l’anus distendu - « en entonnoir », disait-on pour les « invertis » - côtoie les mâchoires édentées des vieilles prostituées, dont l’ingestion de sperme serait responsable. Cela dit, il est certain qu’une pénétration anale quotidienne, imposée, sans précautions et sans lubrifiant, est de nature à susciter des lésions plus graves que la seule dilatation, et dans un temps beaucoup plus court que dix ans...
Nous en sommes à la sixième et dernière case de l’histoire, et le policier sort la plaisanterie de l’histoire : « Allons allons, vous n’allez quand même pas porter plainte pour 1 euro 98 centimes ! »
On observera que cette « plaisanterie » nécessite un virage à 180° dans la position du policier vis-à-vis de la plainte d’une femme contre son mari. Elle n’est plus du tout impossible juridiquement, pour cause de « devoir conjugal », elle est dérisoire... Il ne s’agit plus d’un viol quotidien, soit en gros de 3 650 viols (puisqu’il s’agit de compter, on peut compter comme ça aussi), mais d’une contestation pour un peu de monnaie.
« Où on va là ? demande le policier. Vous croyez que j’ai que ça à foutre ? »
On finit donc sur l’image - traditionnelle - d’un flic revêche et grossier, image qui réunira probablement les suffrages de la plupart des lecteurs de la revue (pourquoi me vient-il l’idée que cette revue a peu de lectrices ?). Mais aussi sur l’image d’une femme soumise, assez niaise pour servir d’objet sexuel à son mari pendant dix ans sans se rebiffer et qui, lorsqu’elle décide enfin de le faire, ne trouve qu’un argument grotesque à articuler.
Elle est ridicule et elle est mesquine : elle a bien mérité ce qui lui arrive. Osons le dire, c’est elle qui est obscène, à venir parler dans un commissariat du diamètre de son trou de balle...
Où on va là ?
Bonne question.
On va nulle part. On barbotte dans la vulgarité machiste la plus misérable.
Cela dit, je ne serais pas autrement étonné que Carali soit, comme il m’en a laissé la fugitive impression, un garçon sympathique, et peut-être dans la vraie vie un amant délicat, fort éloigné et du mari violeur et du flic sexiste. Seulement il faut remplir la revue, trouver le truc accrocheur, montrer qu’on n’est pas coincés dans la bienséance idéologique, qu’on n’hésite pas à parler de cul, etc.
Mais la vulgarité, et plus encore l’obscénité, sont des armes extrêmement délicates à manier. Ça vous pète à la gueule avec autant de facilité que ces armes robotisées si bien évoquées dans la même livraison du Psikopat. On voulait juste rigoler au énième degré, et c’est auprès des beaufs qu’on fait un tabac...
« Peut-on rire de tout ? » Vieille question, dont la réponse est : bien sûr on peut rire « de tout », y compris, pourquoi pas ? - mais ça demande beaucoup d’esprit et de talent - du viol et de la violence machiste.
Toute autre est la question suivante : « Peut-on faire rire en se moquant de n’importe qui, n’importe comment, et de préférence des plus faibles ? »
Ici : Peut-on rire de la victime d’un viol, du fait qu’elle a été violée ?
La réponse est : NON !
Je précise pour les malcomprenants [3] que s’il s’agit ici d’un viol « de papier », d’un viol « pour de faux », le rire qu’il est supposé susciter est un vrai rire, un rire « pour de vrai », qui engage physiquement et politiquement celui qui s’y abandonne, comme n’importe quel acte de la vie. Et le fait de vouloir provoquer le rire dans ces conditions est aussi un acte concret de la « vraie vie ».
Je regrette qu’on m’ait vu lire ce journal ; je regrette que ma voisine d’en face dans le TGV ait pu parcourir la BD de Carali, à laquelle je n’avais pas jeté un œil avant d’entamer la lecture du numéro.
Ça ne se reproduira pas.
J’ai reproduit ci-dessus une case en noir et blanc ; l’original est en couleurs.
[1] Nous nous sommes croisés il y a quelques années je ne sais plus où.
[2] Dessin de Klub.
[3] Je précise aussi, sait-on jamais ! pour les nouveaux arrivants que, non, je ne suis pas « choqué » que l’on évoque la sodomie, à laquelle j’ai consacré un livre qui se moque d’à peu près tout, sauf des femmes.
http://claudeguillon.internetdown.org/article.php3?id_article=435
lundi 14 octobre 2013.
Claude Guillon
Je fais partie des gens qui achètent une revue de BD au moment de prendre le train pour un trajet un peu long. Question d’âge peut-être (jadis, j’achetais régulièrement Charlie mensuel et À suivre). J’ai ainsi retrouvé récemment, d’abord avec plaisir, Psikopat, revue dirigée par le dessinateur Carali [1]. La thématique du numéro (octobre 2013) : « Guerres robotisées ».
Les planches et dessins du « dossier » sont fidèles au style trash de la revue et frappent souvent assez juste sur un thème qui s’y prête. Il y a de l’hémoglobine. On trouve tout aussi bien des dessins gentillets, mais pas moins drôles (à mes yeux) comme cet instantané de l’enfance de Moïse, représenté en larmes, sa bouée autour de la taille, la mer s’étant ouverte en deux devant lui [2]...
La quatrième de couverture est occupée par une historiette en six cases, intitulée « Plainte ». La scène se passe au commissariat, de la porte duquel sort le phylactère portant la première réplique : « Je porte plainte pour sodomie ». Il y a dans ce premier énoncé un côté à la fois absurde et obscène qui veut déclencher l’hilarité. La sodomie n’est pas un délit en France ; on ne peut donc y « porter plainte pour sodomie ».
« Vous connaissez votre agresseur » demande le policier de service à la plaignante (c’est une femme). « Oui c’est mon mari. Il me sodomise tous les soirs depuis 10 ans. »
« Mais Madame, objecte le policier, vous ne pouvez pas porter plainte contre votre mari. C’est le devoir conjugal ça. »
(JPEG)
Non, cher Carali, ça c’est une contrevérité.
Une femme peut parfaitement porter plainte contre son mari pour des violences sexuelles, lesquelles ne se confondent en aucune manière avec le « devoir conjugal ». Autrement dit : un monsieur peut demander le divorce si sa femme n’a plus envie de faire l’amour avec lui (tout en ne souhaitant pas se séparer de lui), mais il n’a évidemment pas le droit de la contraindre à quelque forme de « relation sexuelle » que ce soit, sodomie comprise.
Le problème est que c’est cette contrevérité qui seule peut désamorcer le statut de victime de la plaignante et la rendre ridicule. Or c’est bien le premier ressort comique de l’histoire. La plaignante est une gourde : elle croit qu’on peut « porter plainte pour sodomie », et surtout elle croit qu’on peut porter plainte contre son mari. Mais c’est elle qui a raison sur ce dernier point. En réalité, ce que le flic de l’histoire et Carali, son auteur, font semblant de ne pas comprendre, c’est que la dame vient porter plainte pour viol, tout simplement.
Le second ressort « comique » de l’histoire, c’est le temps passé. Cette dame vient se plaindre au bout de dix ans, durant lesquels son mari lui a imposé la sodomie tous les soirs. Le temps ne se mesure pas seulement en années (dix ans), mais à la dilatation supposée de son anus, dont elle se plaint en utilisant une métaphore numismatique. Elle avait l’anus « pas plus large qu’une pièce de 2 centimes... Maintenant il est gros comme une pièce de 2 euros ». L’image présente l’avantage de faire écho aux fantasmes et légendes sexuels, dans lesquels l’anus distendu - « en entonnoir », disait-on pour les « invertis » - côtoie les mâchoires édentées des vieilles prostituées, dont l’ingestion de sperme serait responsable. Cela dit, il est certain qu’une pénétration anale quotidienne, imposée, sans précautions et sans lubrifiant, est de nature à susciter des lésions plus graves que la seule dilatation, et dans un temps beaucoup plus court que dix ans...
Nous en sommes à la sixième et dernière case de l’histoire, et le policier sort la plaisanterie de l’histoire : « Allons allons, vous n’allez quand même pas porter plainte pour 1 euro 98 centimes ! »
On observera que cette « plaisanterie » nécessite un virage à 180° dans la position du policier vis-à-vis de la plainte d’une femme contre son mari. Elle n’est plus du tout impossible juridiquement, pour cause de « devoir conjugal », elle est dérisoire... Il ne s’agit plus d’un viol quotidien, soit en gros de 3 650 viols (puisqu’il s’agit de compter, on peut compter comme ça aussi), mais d’une contestation pour un peu de monnaie.
« Où on va là ? demande le policier. Vous croyez que j’ai que ça à foutre ? »
On finit donc sur l’image - traditionnelle - d’un flic revêche et grossier, image qui réunira probablement les suffrages de la plupart des lecteurs de la revue (pourquoi me vient-il l’idée que cette revue a peu de lectrices ?). Mais aussi sur l’image d’une femme soumise, assez niaise pour servir d’objet sexuel à son mari pendant dix ans sans se rebiffer et qui, lorsqu’elle décide enfin de le faire, ne trouve qu’un argument grotesque à articuler.
Elle est ridicule et elle est mesquine : elle a bien mérité ce qui lui arrive. Osons le dire, c’est elle qui est obscène, à venir parler dans un commissariat du diamètre de son trou de balle...
Où on va là ?
Bonne question.
On va nulle part. On barbotte dans la vulgarité machiste la plus misérable.
Cela dit, je ne serais pas autrement étonné que Carali soit, comme il m’en a laissé la fugitive impression, un garçon sympathique, et peut-être dans la vraie vie un amant délicat, fort éloigné et du mari violeur et du flic sexiste. Seulement il faut remplir la revue, trouver le truc accrocheur, montrer qu’on n’est pas coincés dans la bienséance idéologique, qu’on n’hésite pas à parler de cul, etc.
Mais la vulgarité, et plus encore l’obscénité, sont des armes extrêmement délicates à manier. Ça vous pète à la gueule avec autant de facilité que ces armes robotisées si bien évoquées dans la même livraison du Psikopat. On voulait juste rigoler au énième degré, et c’est auprès des beaufs qu’on fait un tabac...
« Peut-on rire de tout ? » Vieille question, dont la réponse est : bien sûr on peut rire « de tout », y compris, pourquoi pas ? - mais ça demande beaucoup d’esprit et de talent - du viol et de la violence machiste.
Toute autre est la question suivante : « Peut-on faire rire en se moquant de n’importe qui, n’importe comment, et de préférence des plus faibles ? »
Ici : Peut-on rire de la victime d’un viol, du fait qu’elle a été violée ?
La réponse est : NON !
Je précise pour les malcomprenants [3] que s’il s’agit ici d’un viol « de papier », d’un viol « pour de faux », le rire qu’il est supposé susciter est un vrai rire, un rire « pour de vrai », qui engage physiquement et politiquement celui qui s’y abandonne, comme n’importe quel acte de la vie. Et le fait de vouloir provoquer le rire dans ces conditions est aussi un acte concret de la « vraie vie ».
Je regrette qu’on m’ait vu lire ce journal ; je regrette que ma voisine d’en face dans le TGV ait pu parcourir la BD de Carali, à laquelle je n’avais pas jeté un œil avant d’entamer la lecture du numéro.
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DeProfundisMorpionibus- Grand Echevin
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