La fin du monde: la faute à qui?
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La fin du monde: la faute à qui?
La fin du monde: la faute à qui?
MARDI 06 MAI 2014
Dror Warschawski
RECHERCHE • Un article scientifique a déclenché une polémique dans la presse anglo-saxonne. L’auteur de la présente page a enquêté pour cerner à la fois l’objet de cet article et pourquoi on lui avait fait dire autre chose.
Ce 2 avril 2014 devait être le plus beau jour de la vie de Safa Motesharrei, brillant étudiant en thèse de mathématiques, sous la direction d’Eugenia Kalnay, spécialiste des prévisions climatiques, ancienne de la NASA ainsi que d’autres agences étasuniennes et de l’ONU, professeure réputée du département de sciences océaniques et atmosphériques de l’université du Maryland, aux Etats-Unis. L’article sur lequel il travaillait depuis plusieurs années allait enfin être publié dans un bon journal, Ecological Economics. Cet article portait sur le modèle mathématique qu’il avait optimisé, permettant de reproduire, au moins qualitativement, le comportement complexe de sociétés humaines, leurs périodes de prospérité, de crises et, parfois, de disparitions totales et irréversibles, comme pour l’Empire romain, la civilisation Maya, l’Empire khmer, le Grand Zimbabwe ou l’Ile de Pâques.
Heureux, fier et naïf, Motesharrei avait publié des versions préliminaires de son article sur internet depuis 2011. Il était fier de préciser dans son article, comme c’est d’ailleurs obligatoire, que ses travaux, et plus généralement le département de sciences océaniques et atmosphériques, étaient financés, entre autres, par des bourses de la National Science Foundation et du NASA Goddard Space Flight Center (GSFC). Fier, enfin, d’avoir obtenu en 2013 la bourse Lev Gandin, des mains d’Eugenia Brin, ancienne du programme de prévisions climatiques du NASA GSFC, femme d’un des fondateurs de Google et belle-fille d’un professeur de mathématiques de l’Université du Maryland.
Pendant ce temps, Nafeez Ahmed, auteur d’un blog sur le site anglais du Guardian spécialisé dans les questions d’environnement, se prend d’intérêt pour ses travaux. Quinze jours avant la publication de l’article scientifique, Ahmed décide d’en parler sur son blog et, pour faire le buzz, caricature un peu les faits. Il affirme dans le titre de son article1 que cette étude est «financée par la NASA», ce qui la rend crédible, et demande si la civilisation industrielle n’est pas vouée à une disparition irréversible, tout en prenant soin d’ajouter un point d’interrogation.
Mais cela suffit pour que les mauvais journalistes du monde entier traduisent cela par «La NASA prédit la fin du monde»2, ce que ni Ahmed ni Motesharrei n’ont prétendu, mais qui va devenir le sujet principal d’une polémique néfaste, «l’un des moyens pour les médias de faire de l’argent», nous dit Eugenia Kalnay.
Quand, enfin, paraît l’article de Motesharrei et de ses collègues3, il est accompagné d’un avertissement de la NASA, qui se sent obligée de préciser: «Comme pour toutes les recherches indépendantes, les opinions et conclusions de cet article sont celles des auteurs. La NASA n’est responsable ni de l’article, ni de ses conclusions». Contrairement à ce que pensent les journalistes, ça n’est pas un désaveu de l’étude car les agences de financement – partiel ou intégral – n’engagent jamais leur responsabilité dans les articles publiés.
Pire, si au début l’étudiant est flatté par le bruit que causent ses recherches, il est déçu que personne ne discute de sa trouvaille la plus importante: le paramètre mathématique qui différencie les humains des loups! En effet, ce n’est pas la première fois que des mathématiciens essaient de simuler des comportements humains, en partant du modèle simpliste où la population de «loups» diminue lorsque la population de «lapins» diminue. Le modèle HANDY de Motesharrei et ses collègues comprend un paramètre supplémentaire: celui de l’existence de deux populations inégales de prédateurs, une population d’«Elites» et une population de «Roturiers» (Commoners en anglais). Ces deux populations diffèrent par leur mode de consommation des ressources: les Roturiers dépensent pour survivre, alors que les Elites dépensent k fois plus pour mettre de côté des surplus de richesse (Wealth).
Plusieurs scénarios sont envisagés et, si la première version de HANDY est encore trop simple pour pouvoir reproduire précisément des crises historiques passées, elle peut en mimer les tendances, les hauts et les bas, conduisant parfois à la disparition irréversible de civilisations (comme dans le cas de la civilisation Maya), ou à celle des ressources locales (comme dans l’Ile de Pâques). Ce modèle peut être amélioré et bénéficiera de critiques constructives plutôt que de polémiques stériles. En revanche, pour ce qui concerne le futur, Motesharrei est catégorique: «HANDY n’est pas un modèle de prévision, il ne peut pas être utilisé pour prédire l’avenir de toute société. Il peut, néanmoins, nous aider à comprendre les mécanismes sous-jacents possibles de l’évolution d’une société.»
On ne peut certes pas déduire du modèle HANDY combien de temps il reste avant la fin du monde, mais on peut tirer plusieurs enseignements du «modèle Maya», obtenu avec une petite population d’Elites (0,1% de la population totale), et avec une forte inégalité (k = 100). Dans ce cas, l’augmentation de prospérité se développe lentement et sur une longue période (de l’ordre de 600 ans dans l’exemple donné), avant que les ressources ne commencent à baisser. Faisant suite à la baisse des ressources, le déclin des Roturiers est assez rapide (150 ans à peu près), alors que pendant un certain temps (100 ans de plus) les Elites se portent encore très bien. Arguant de la mémoire d’une longue période de prospérité, les Elites restent sourdes aux exigences de changement et continuent de consommer de plus en plus, malgré la catastrophe imminente qu’elles ne font donc rien pour empêcher. Quand elle se produit, la disparition des Elites est, à son tour, rapide (une centaine d’années à peu près). Il est important de noter que, dans ce scénario, la disparition des Elites résulte plus de la disparition des Roturiers que de la disparition totale des ressources.
Au delà de certains détails discutables, l’élément le plus important qu’apporte l’étude de ces chercheurs, celui qui est pourtant passé sous silence dans la presse généraliste, est l’identification du coupable principal, le serial killer de toutes ces civilisations passées, à savoir... l’inégalité socioéconomique! Au delà des jugements moraux, des conseils de certains économistes, ou des constatations d’historiens et d’épidémiologistes comme Richard Wilkinson4, ce sont donc maintenant les mathématiciens qui montrent que seule une plus grande égalité entre les humains leur aurait permis d’éviter de disparaître...
Comme pour les Mayas, cette étude affirme sans surprise qu’un tel risque existe pour notre civilisation, d’autant que, si elle propose des pistes pour éviter la catastrophe (consommer moins, polluer moins, réduire les inégalités d’un facteur 10, réduire la croissance démographique, partager le temps de travail...), elle prédit également que nos Elites y resteront sourdes! Safa Motesharrei et ses collègues ne vont pas plus loin, et répètent même, lors d’une séance de questions/réponses postée sur le site de l’éditeur de Ecological Economics le 15 avril5, qu’ils ne peuvent que faire des prévisions qualitatives à long terme, un peu comme on le fait avec le changement climatique. Dans le cas contraire, ils auraient prédit que le meilleur moyen pour les Elites d’éviter de se
remettre en cause serait... de polémiquer sur la NASA plutôt que de tenir compte des implications de cette étude.
* Chercheur au CNRS, Paris.
http://www.lecourrier.ch/120627/la_fin_du_monde_la_faute_a_qui
MARDI 06 MAI 2014
Dror Warschawski
RECHERCHE • Un article scientifique a déclenché une polémique dans la presse anglo-saxonne. L’auteur de la présente page a enquêté pour cerner à la fois l’objet de cet article et pourquoi on lui avait fait dire autre chose.
Ce 2 avril 2014 devait être le plus beau jour de la vie de Safa Motesharrei, brillant étudiant en thèse de mathématiques, sous la direction d’Eugenia Kalnay, spécialiste des prévisions climatiques, ancienne de la NASA ainsi que d’autres agences étasuniennes et de l’ONU, professeure réputée du département de sciences océaniques et atmosphériques de l’université du Maryland, aux Etats-Unis. L’article sur lequel il travaillait depuis plusieurs années allait enfin être publié dans un bon journal, Ecological Economics. Cet article portait sur le modèle mathématique qu’il avait optimisé, permettant de reproduire, au moins qualitativement, le comportement complexe de sociétés humaines, leurs périodes de prospérité, de crises et, parfois, de disparitions totales et irréversibles, comme pour l’Empire romain, la civilisation Maya, l’Empire khmer, le Grand Zimbabwe ou l’Ile de Pâques.
Heureux, fier et naïf, Motesharrei avait publié des versions préliminaires de son article sur internet depuis 2011. Il était fier de préciser dans son article, comme c’est d’ailleurs obligatoire, que ses travaux, et plus généralement le département de sciences océaniques et atmosphériques, étaient financés, entre autres, par des bourses de la National Science Foundation et du NASA Goddard Space Flight Center (GSFC). Fier, enfin, d’avoir obtenu en 2013 la bourse Lev Gandin, des mains d’Eugenia Brin, ancienne du programme de prévisions climatiques du NASA GSFC, femme d’un des fondateurs de Google et belle-fille d’un professeur de mathématiques de l’Université du Maryland.
Pendant ce temps, Nafeez Ahmed, auteur d’un blog sur le site anglais du Guardian spécialisé dans les questions d’environnement, se prend d’intérêt pour ses travaux. Quinze jours avant la publication de l’article scientifique, Ahmed décide d’en parler sur son blog et, pour faire le buzz, caricature un peu les faits. Il affirme dans le titre de son article1 que cette étude est «financée par la NASA», ce qui la rend crédible, et demande si la civilisation industrielle n’est pas vouée à une disparition irréversible, tout en prenant soin d’ajouter un point d’interrogation.
Mais cela suffit pour que les mauvais journalistes du monde entier traduisent cela par «La NASA prédit la fin du monde»2, ce que ni Ahmed ni Motesharrei n’ont prétendu, mais qui va devenir le sujet principal d’une polémique néfaste, «l’un des moyens pour les médias de faire de l’argent», nous dit Eugenia Kalnay.
Quand, enfin, paraît l’article de Motesharrei et de ses collègues3, il est accompagné d’un avertissement de la NASA, qui se sent obligée de préciser: «Comme pour toutes les recherches indépendantes, les opinions et conclusions de cet article sont celles des auteurs. La NASA n’est responsable ni de l’article, ni de ses conclusions». Contrairement à ce que pensent les journalistes, ça n’est pas un désaveu de l’étude car les agences de financement – partiel ou intégral – n’engagent jamais leur responsabilité dans les articles publiés.
Pire, si au début l’étudiant est flatté par le bruit que causent ses recherches, il est déçu que personne ne discute de sa trouvaille la plus importante: le paramètre mathématique qui différencie les humains des loups! En effet, ce n’est pas la première fois que des mathématiciens essaient de simuler des comportements humains, en partant du modèle simpliste où la population de «loups» diminue lorsque la population de «lapins» diminue. Le modèle HANDY de Motesharrei et ses collègues comprend un paramètre supplémentaire: celui de l’existence de deux populations inégales de prédateurs, une population d’«Elites» et une population de «Roturiers» (Commoners en anglais). Ces deux populations diffèrent par leur mode de consommation des ressources: les Roturiers dépensent pour survivre, alors que les Elites dépensent k fois plus pour mettre de côté des surplus de richesse (Wealth).
Plusieurs scénarios sont envisagés et, si la première version de HANDY est encore trop simple pour pouvoir reproduire précisément des crises historiques passées, elle peut en mimer les tendances, les hauts et les bas, conduisant parfois à la disparition irréversible de civilisations (comme dans le cas de la civilisation Maya), ou à celle des ressources locales (comme dans l’Ile de Pâques). Ce modèle peut être amélioré et bénéficiera de critiques constructives plutôt que de polémiques stériles. En revanche, pour ce qui concerne le futur, Motesharrei est catégorique: «HANDY n’est pas un modèle de prévision, il ne peut pas être utilisé pour prédire l’avenir de toute société. Il peut, néanmoins, nous aider à comprendre les mécanismes sous-jacents possibles de l’évolution d’une société.»
On ne peut certes pas déduire du modèle HANDY combien de temps il reste avant la fin du monde, mais on peut tirer plusieurs enseignements du «modèle Maya», obtenu avec une petite population d’Elites (0,1% de la population totale), et avec une forte inégalité (k = 100). Dans ce cas, l’augmentation de prospérité se développe lentement et sur une longue période (de l’ordre de 600 ans dans l’exemple donné), avant que les ressources ne commencent à baisser. Faisant suite à la baisse des ressources, le déclin des Roturiers est assez rapide (150 ans à peu près), alors que pendant un certain temps (100 ans de plus) les Elites se portent encore très bien. Arguant de la mémoire d’une longue période de prospérité, les Elites restent sourdes aux exigences de changement et continuent de consommer de plus en plus, malgré la catastrophe imminente qu’elles ne font donc rien pour empêcher. Quand elle se produit, la disparition des Elites est, à son tour, rapide (une centaine d’années à peu près). Il est important de noter que, dans ce scénario, la disparition des Elites résulte plus de la disparition des Roturiers que de la disparition totale des ressources.
Au delà de certains détails discutables, l’élément le plus important qu’apporte l’étude de ces chercheurs, celui qui est pourtant passé sous silence dans la presse généraliste, est l’identification du coupable principal, le serial killer de toutes ces civilisations passées, à savoir... l’inégalité socioéconomique! Au delà des jugements moraux, des conseils de certains économistes, ou des constatations d’historiens et d’épidémiologistes comme Richard Wilkinson4, ce sont donc maintenant les mathématiciens qui montrent que seule une plus grande égalité entre les humains leur aurait permis d’éviter de disparaître...
Comme pour les Mayas, cette étude affirme sans surprise qu’un tel risque existe pour notre civilisation, d’autant que, si elle propose des pistes pour éviter la catastrophe (consommer moins, polluer moins, réduire les inégalités d’un facteur 10, réduire la croissance démographique, partager le temps de travail...), elle prédit également que nos Elites y resteront sourdes! Safa Motesharrei et ses collègues ne vont pas plus loin, et répètent même, lors d’une séance de questions/réponses postée sur le site de l’éditeur de Ecological Economics le 15 avril5, qu’ils ne peuvent que faire des prévisions qualitatives à long terme, un peu comme on le fait avec le changement climatique. Dans le cas contraire, ils auraient prédit que le meilleur moyen pour les Elites d’éviter de se
remettre en cause serait... de polémiquer sur la NASA plutôt que de tenir compte des implications de cette étude.
* Chercheur au CNRS, Paris.
http://www.lecourrier.ch/120627/la_fin_du_monde_la_faute_a_qui
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